L’abbé Jean-Marie Perrot, né en 1877 et exécuté par la Résistance le 12 décembre 1943, fonda en 1905, lors du congrès de l’Union régionaliste bretonne, le Bleun Brug, association catholique visant à défendre les valeurs de la foi catholique en les associant à celles du nationalisme breton.
Il prit à partir de 1911 la direction de la revue Feiz ha Breiz (« Foi et Bretagne ») sur les mêmes bases idéologiques : le salut de la Bretagne, présentée comme soumise à l’emprise des idées des Lumières depuis la Révolution française, ne pouvait passer que par la religion et par le breton, la langue des origines voulue par Dieu pour les Bretons.
Rien d’étonnant donc s’il compta au nombre des premiers adhérents du mouvement Breiz Atao fondé en 1919 par des militants d’extrême droite proches de l’Action française. Breiz Atao allait rapidement trouver l’appui des services secrets allemands favorisant en sous-main les mouvements séparatistes : ainsi Alsaciens, Flamands, Corses et autres militants ethnistes assistèrent-ils en 1927 à la fondation du Parti autonomiste breton à Châteaulin. L’abbé Perrot y prit la parole pour louer en termes exaltés le patriotisme breton.
Dirigé par Maurice Marchal (dit Morvan Marchal) et Olivier Mordrelle (dit Olier Mordrel), ce parti était d’ores et déjà engagé sur les bases racistes qui allaient mener le mouvement nationaliste breton à une collaboration résolue avec les nazis. Marchal, l’inventeur du drapeau breton, fonda une revue druidique antisémite sous l’Occupation, tandis que Mordrel, qui resta jusqu’au bout fidèle à ses idées, fut condamné à mort par contumace à la Libération.
Exaspéré par l’extrémisme militant de l’abbé Perrot, l’évêché de Quimper le nomma en 1930 à Scrignac, paroisse rouge entre toutes. Loin d’être hostile à la culture bretonne, l’évêque de Quimper en était, au contraire, un ardent défenseur : il ne s’agissait pas (comme les militants bretons l’ont laissé accroire par la suite) d’une punition due au juste désir de demander l’enseignement du breton mais d’un épisode d’un long bras de fer entre la hiérarchie et le partisan d’un nationalisme fanatique au point de faire passer la Bretagne avant Dieu…
L’abbé Perrot était, comme il le fut toujours, en relation étroite avec les militants nationalistes de Bretagne et d’ailleurs (ainsi l’abbé Gantois, un Flamand qui, lui aussi, fut partisan d’une alliance avec les nazis, et divers Allemands, dont Von Tevenar, agent de l’Abwehr, qu’il recevait avec les chefs de Breiz Atao).
Loin de désapprouver la dérive nationale-socialiste du mouvement breton, il appuya la mouvance la plus extrémiste. En 1938, il alla à Rennes défendre Mordrel, Debauvais et les autres militants nationalistes alliés aux nazis et accusés de campagne anti-guerre qu’il désigna comme ses « fils spirituels » alors même qu’ils prônaient un national-socialisme breton justifiant l’appel à l’indépendance sur un racisme revendiqué.
Allant plus loin encore dans l’engagement aux côtés des nazis, il relaya le combat de la frange extrême des indépendantistes lors du « débarquement de Locquirec » : en 1939, des activistes bretons sous la direction de Célestin Lainé, organisèrent avec les services secrets allemands une livraison d’armes par bateau à Locquirec pour lutter contre la France avec les Allemands. Une caisse tomba à l’eau. Les tracts qui accompagnaient ces armes indiquaient : « Pourquoi les Bretons se feraient-ils tuer pour la Pologne ? Aider la Pologne, c’est la mort de 500 000 Bretons. La Bretagne sera envahie par une armée de réfugiés, de nègres et d’Arabes tandis que vos frères et vos maris seront au front. » Or, l’abbé Perrot prit livraison des armes : « C’est dans une cabane, dans son jardin qu’étaient cachées des armes débarquées sur la côte du Trégor, rappelait avec admiration, pour illustrer le courage militant de l’abbé, Pierre Denis, dit Per Denez, ancien directeur du département de Celtique de l’université de Rennes II et ancien vice-président de l’Institut culturel et du Conseil culturel de Bretagne[1]. Il s’agissait là d’ailleurs d’un secret de polichinelle pour les militants nationalistes issus de la collaboration : Célestin Lainé se vantait d’avoir caché des armes dans le jardin de l’abbé Perrot et Mordrel rappelait que ce jardin ne contenait pas que des tulipes.
*
Le prétendu apolitisme de l’abbé, toujours présenté comme un inoffensif défenseur de la langue bretonne, n’est donc qu’un leurre, soigneusement entretenu comme celui de l’apolitisme de Roparz Hemon. Signataire, aux côtés de Hemon, Herrieu, Delaporte et Fouéré, du mémoire adressé aux autorités allemandes le 22 septembre 1940, il collaborait au poste de Radio-Rennes créé par les services de propagande du Reich, ainsi qu’à la chronique de Lan hag Herve du journal fasciste La Bretagne, au Comité consultatif de Bretagne, enfin, il était en relations suivies avec Fouéré, Mordrel et son cousin Bricler, qui fut abattu par la Résistance.
On ne peut comprendre son exécution qu’en relation avec celle de Bricler, trafiquant et directeur de la revue nazie Stur. En mai 1943, une liste de résistants, liste destinée à la Gestapo, fut trouvée par un comptable acquis à la Résistance, dans le coffre de Bricler. Sur cette liste figuraient des résistants de Scrignac… Qui, à part l’abbé Perrot, avait pu les dénoncer ?
« À compter du 9 mai 1943, Bricler est sous surveillance de la Résistance. Or, il se rend l’été chez l’abbé Perrot ; son fils reste séjourner au presbytère ; la Kommandantur y réside également, et l’abbé accueille les Bagadou Stourm de Goulet pour le pardon de l’été 1943. Le futur Waffen SS Gilbert Foix y retrouve Olier Mordrel et Christian Le Part, le redoutable responsable du PNB de Rochefort-en-Terre, futur instructeur du Bezen, qui sera abattu par la Résistance en mai 1944. L’abbé Perrot vient de publier ou laisser publier par son secrétaire, Herri Caouissin, des articles violemment anticommunistes et collaborationnistes dans sa revue Feiz ha Breiz. Articles insuffisants pour justifier son exécution ? C’est sans tenir compte du contexte. L’abbé Perrot qui possède, chose rarissime, une superbe 202 Peugeot noire et un ausweis, parcourt sans cesse la commune et le pays alentour, répète ce qu’il entend, tonne en chaire contre les mauvais Bretons infectés de communisme[2] ».
Bricler fut abattu par deux résistants le 4 septembre 1943. L’abbé Perrot fut le suivant.
Il est certain qu’il présentait un danger pour la Résistance : des lettres de délation ont été retrouvées au siège du journal La Bretagne, dirigé par Yann Fouéré dont le nom figure sur la liste des agents de la Gestapo en Bretagne. Le buraliste, la receveuse des postes, les jeunes de Scrignac réfractaires au STO furent dénoncés[3].
Les articles de Feiz ha Breiz, eux aussi prétendument apolitiques, étaient, en mars, Dorn Moskov (La main de Moscou) ; en juin, Karnel Katyn (le charnier de Katyn) et un éloge de Mgr Tiso, le chef de l’état slovaque (Eur vro renet gant eur beleg – Un pays gouverné par un prêtre). On sait que les Slovaques rendus indépendants par les nazis devaient, sous la présidence de Josef Tiso, se rendre célèbres par une politique d’extermination des Juifs plus efficace encore que celle des Allemands[4]. La première page de l’article à la gloire de Mgr Tiso suffit à donner une idée de l’apolitisme de l’abbé Perrot sans qu’il soit même la peine de traduire.
L’article est dû à Herri Caouissin mais il va de soi que, responsable de la publication, l’abbé Perrot en cautionnait totalement la teneur. Il ne faudrait pas passer sous silence l’antisémitisme qui lui faisait, en novembre 1940, louant le duc Jean Le Roux d’avoir chassé les Juifs de Bretagne, appeler à faire de même en Bretagne et dans toute l’Europe (la loi « portant statut des Juifs » avait été adoptée en octobre : il faut aussi tenir compte de ce contexte).
Découvrant cet article alors que l’abbé Perrot était présenté comme un innocent martyr des persécutions jacobines, j’en avais donné une traduction qui a mystérieusement disparu sous la plume des militants bretons de gauche, fervents défenseurs de l’abbé Perrot, mais a resurgi sous la plume des militants bretons d’extrême droite qui y voient la preuve de la légitimité d’un combat breton mené d’origine contre les ennemis de leur race.
Voici cette traduction :
1240-1940
Voilà 700 ans
les juifs
furent chassés
de Bretagne
L’ORDONNANCE DE JEAN LE ROUX
Dans les anciens textes bretons, il n’est pas question des Juifs avant le XIIIe siècle. C’est seulement alors qu’on les voit s’insinuer dans le pays et sucer comme ils savent si bien le faire, les biens des chrétiens.
Une telle fureur s’éleva contre eux que le duc Jean Le Roux prit une ordonnance pour les jeter hors de Bretagne.
Cette ordonnance est la plus ancienne ordonnance prise par nos Ducs qui nous soit parvenue sur le papier même où elle avait été initialement écrite ; M. de la Borderie, l’historien de la Bretagne, l’avait gardée dans ses papiers ; elle est écrite en latin ; en voici la majeure partie traduite en breton :
Jean, Duc de Bretagne et le Seigneur de Richemont saluent tous ceux qui liront cette lettre. Écoutez bien. Nous, à la demande des évêques, des abbés, des nobles et des vassaux, après avoir cherché attentivement le bien du pays, chassons de Bretagne tous les Juifs qui s’y trouvent.
Ni Nous ni les gens de notre suite n’en souffrirons un seul d’entre eux sur nos terres et ne voulons non plus voir nos sujets en souffrir sur les leur.
Ceux qui ont des dettes auprès des Juifs qui résident en Bretagne, nous les déchargeons de ces dettes, quel qu’en soit le montant.
Les terres achetées à crédit, à la demande des Juifs, les meubles et autres biens dont ils ont pris possession en paiement reviendront tous aux débiteurs ou à leurs héritiers, à l’exception des terres ou autres biens vendus aux chrétiens après jugement rendus en nos tribunaux.
Nul ne doit être accusé ou traîné en justice pour les Juifs tués…
Fait à Ploërmel le mardi d’avant Pâques (10 avril 1240)
Saint Thomas (1226-1274) qui vivait au temps du Duc Jean le Roux disait que les Juifs étaient comme une troupe de passagers qui montent sur un bateau pour faire route et qui, tandis que les chrétiens rament, pillent à leur guise tout ce qu’ils peuvent et vont jusqu’à percer la coque du bateau ; il n’y a qu’une chose à faire d’eux, dit le grand Docteur, les obliger à restituer leurs rapines, dédommager les passagers dont ils ont endommagé le bagage et les mettre à ramer à la place des chrétiens.
C’est exactement ce que l’on essaie de faire à nouveau maintenant, un peu, dans tous les pays d’Europe.
Y. V. P.
Jean-Marie Perrot, Feiz ha Breiz, novembre-décembre 1940
Traduction de Françoise Morvan
*
Les historiens nationalistes allèguent que le nom de l’abbé Perrot aurait été donné abusivement à la milice bretonne sous uniforme de la Waffen SS qui fut créée par Célestin Lainé après sa mort, pour lui rendre hommage et pour le venger. Il aurait écrit une lettre blâmant Célestin Lainé — mais c’est oublier qu’il ne blâmait son « fils spirituel » que parce qu’il se disait néo-païen et entraînait une jeunesse qui aurait dû se vouer prioritairement à la vraie foi sur des voies inadmissibles (et c’est oublier que cette lettre était adressée à Madame Botros, la mère d’un militant nationaliste qui devait devenir l’un des pires tortionnaires du Kommando de Landerneau créé après sa mort pour traquer les maquis). Hostile au néopaganisme, l’abbé Perrot était, au contraire, un ardent partisan du PNB nazi :
« J’ai l’honneur de vous faire savoir que le PNB dirigé par M. Delaporte est un parti qui n’a été et ne peut être, tant qu’il se maintiendra dans la voie qu’il suit maintenant, condamné par l’autorité ecclésiastique, indique-t-il dans la même lettre, avant de préciser : Vous me demandez ensuite s’il est permis de sympathiser avec les Allemands. Cela va sans dire… ».
Il a contribué à former, instruire, durcir (radicaliser, dirait-on aujourd’hui) Célestin Lainé qui voyait en lui un père de substitution et qui a fondé, après sa mort, une unité de Waffen SS nommée Bezen Perrot, pour combattre la France aux côtés des nazis.
C’est, en fin de compte, ce qui reste de son œuvre en faveur d’une Bretagne mythifiée sur base raciste.
De ses écrits, articles et autres, ne restent que sa publication de Buez ar Zent, version insipide des Vies des saints de la Bretagne armorique témoignant à elle seule d’une volonté de normalisation radicalement hostile à l’imaginaire populaire breton ; et ses pièces de théâtre de patronage, donnant une sinistre ouverture sur ce qui fut un genre majeur en Bretagne : piteuses adaptations ou imitations de farces françaises ou de pièces de Molière, montrant que ce qui fait la vie d’une langue n’est pas ce à quoi on veut la faire servir mais ce à quoi elle sert, en échappant comme l’eau vive à ceux qui veulent la soumettre.
En 1936, l’abbé Perrot avait demandé à l’architecte James Bouillé de construire une chapelle dans le style néoceltique du groupe des Seiz Breur créé par le mouvement Breiz Atao. On omet toujours de rappeler que James Bouillé figure sur la liste des agents de la Gestapo en Bretagne et que l’art qu’il pratiquait était un art d’abord fondé sur une défense de la « race bretonne » (l’article 1 des statuts des Seiz Breur indiquait qu’il fallait être de « race bretonne »). La chapelle de Coat Quéau (en orthographe surunifiée Koat Keo ou Koat Kev) montre ce que l’architecture conçue comme arme politique parvient à produire dans l’ordre de la laideur militante. Or, sans la moindre analyse du contexte historique et des symboles lourdement mis en œuvre pour faire de cette production l’expression d’un fascisme néoceltique, la chapelle désormais dite de Koat Keo a été, en 1997, classée monument historique représentatif de l’art breton…
Une association dite « Unvaniezh Koad Keo » en charge de l’organisation des cérémonies d’hommage à l’abbé Perrot rassemble chaque année pour le lundi de Pâques la mouvance d’extrême droite du mouvement nationaliste breton : au repas, jambon à l’os faute de soupe au cochon, salut des drapeaux, prières et discours nationalistes font partie des rituels qui rappellent, de fait, fidèlement les prises de position idéologiques de l’abbé Perrot. En 2016, la commémoration du soulèvement des nationalistes irlandais et celle de de la mort de l’abbé Perrot s’associant pour ouvrir sur un même combat, cette cérémonie fut placée sous le signe de l’indépendance de la nation bretonne, à conquérir, fut-il dit, contre la « République française franc-maçonne » accusée d’aggraver ses crimes en « facilitant l’invasion de la religion musulmane ». On pria l’abbé Perrot pour que se lèvent des jeunes Bretons dignes de « chasser cette abomination ». Vu qu’il appelait à chasser les Juifs au moment où la Shoah battait son plein, il était, en effet, bien placé pour intercéder auprès du Père.
En 2018, la vandalisation de sa tombe a permis à Youenn Caouissin, digne fils de Herri, de promouvoir la biographie hagiographique qu’il venait de consacrer à l’abbé Perrot aux éditions Via Romana : partout dans la presse, comme, bien sûr, dans les publications du mouvement nationaliste breton, tant de gauche que de droite, la cérémonie commémorative fut donnée pour une sorte de coutume locale, l’Unvanniezh Koat Keo pour une inoffensive association bretonne et le bon prêtre assassiné sans qu’on sache pourquoi pour une victime bien digne de ces pieux hommages.
Le problème de leur origine et de leurs enjeux reste le point aveugle de ce qui le fait passer pour martyr d’une cause perdue quoique toujours à défendre.
©Françoise Morvan
[1] Al Lanv, n° 62, été 1992, pp. 17 à 24. On trouve sous sa plume dans cet article un hommage à Mordrel, Debauvais et Célestin Lainé.
[2] Miliciens contre maquisards, p. 265.
[3] Id. Ibid.
[4] Voir Raul Hilberg, La destruction des juifs d’Europe, Fayard, 1988, pp. 621 à 642.
*
Des lecteurs soucieux d’exactitude m’invitent à consulter la revue Feiz ha Breiz qui a été numérisée par le diocèse de Quimper
https://diocese-quimper.fr/bibliotheque/items/show/550
En effet, lorsqu’on prend la peine de consulter la revue, on constate que l’article antisémite de l’abbé Perrot n’est, en fait, que le complément d’un article qui le précède — article dont la conclusion est un appel à la collaboration : Dieu a voulu la guerre pour nous punir et il a voulu notre défaite pour notre bien. Comme les Vandales en Afrique, les Anglais n’attendent que notre perte ; restons donc en paix comme saint Augustin et prions pour l’ordre nouveau qui unira tous les peuples de la terre… les Juifs une fois chassés. Car ils ne se sont sournoisement glissés en Bretagne que pour « sucer comme ils savent si bien le faire les richesses des chrétiens» (« suna evel ma ouezont ker brao hen ober danvez ar gristenien») et le duc Jean Le Roux a eu bien raison de les faire disparaître.
En novembre 1940 donc, l’abbé Perrot appelle à collaborer avec les Allemands qui, de plus, ont le mérite de chasser les Juifs comme le bon duc Jean Le Roux a su le faire en son temps. 1240-1940 : anniversaire d’un combat méritoire.