Breizh touch : le bruit et la fureur

Cet entretien a été donné en 2008, suite à l’opération de propagande identitaire dite « Breizh touch » ou encore « Bretagne pride » organisée par le conseil régional socialiste et le lobby patronal breton. Les notes ont été réactualisées, certains liens étant devenus inactifs. 

Éric Jézéquel. — Nous avons été plusieurs à te demander d’écrire un texte qui fasse entendre notre écœurement à l’occasion de la « Breizh-Touch », une opération de promotion de la Bretagne mise en place par le conseil régional socialiste et la mairie de Paris.

Françoise Morvan. — À l’origine, nous devions exprimer notre point de vue sous forme de débat — un metteur en scène, un cinéaste, un écrivain, un artiste, un enseignant vivant en Bretagne et partageant le même accablement face à cette ringardisation de la culture faite au nom d’une Bretagne labellisée. Comme je devais partir au Canada, j’ai écrit ce texte très vite et, finalement, tout le monde l’a jugé suffisant…

Éric Jézéquel. — Il a fait de toi la cible des militants nationalistes bretons, ce qui est évidemment bien facile pour eux, mais, ton article avait le mérite de dire l’essentiel sous une forme condensée.

Françoise Morvan. — De toute façon, sous une forme ou sous une autre, il fallait bien faire entendre une voix dissidente, face au déferlement de propande identitaire, et donner des informations sur les enjeux de cette opération. Ces informations sont exactes, à cela près que la Breizh Touch n’a pas coûté 2,5 mais 6,5 millions d’euros… seulement, ça, personne ne l’a fait observer.

Éric Jézéquel. — C’est bien ce qui mérite qu’on se penche sur le problème. Le texte apportait des informations, et il visait à ouvrir un débat — en fait, le débat rendu impossible par les nationalistes quand tu as publié Le Monde comme si. Or, ce qui nous a sidérés, c’est l’incroyable déferlement de haine des militants bretons qui se sont déchaînés après parution : plus de 150 messages publiés sur le forum du journal en quelques heures, un ton digne des pamphlétaires d’extrême droite du siècle dernier et surtout une absence totale d’arguments en réponse.

 Françoise Morvan. — Je n’ai pas pu suivre le débat. J’ai juste trouvé à mon retour l’accumulation des coupures de journaux et la synthèse des attaques sur des forums divers. Je trouve que c’est intéressant : un portrait du mouvement breton par lui-même. Ce qui frappe est d’ailleurs le fait que le ton est semblable de l’extrême droite à l’extrême gauche. Ce non-débat a eu l’intérêt de mettre au grand jour ce que je disais dans Le Monde comme si : ultraminoritaire, mais puissant puisque désormais relayé par tous les médias, le mouvement breton vit sur un dogme sans fin répété, à savoir la croyance en Bretagne celte à faire advenir contre la France républicaine. C’est un but politiquement rentable pour certains (héritiers de la vieille droite réactionnaire mais aussi partisans d’une Europe des régions) et il s’agit donc de faire obéir les faits à la propagande. On en a ici un bel exemple. D’argument en réponse, il n’y en a pas et il ne peut pas y en avoir puisque les informations que j’ai données sont exactes, mais, comme elles s’opposent au dogme, on forme une meute et on attaque la personne. Et là, tout est bon.

Éric Jézéquel. — C’est ce qui s’est passé dans le cas du Monde comme si, mais, quand même, m’a-t-il semblé, de manière moins violente ?

Françoise Morvan. — Non, pas du tout. Le déferlement d’invectives était le même, le mouvement breton faisant barrage par l’insulte, la calomnie, la diffamation, les menaces, la censure, bref, l’intimidation. J’ai dû assigner le journal Bretagne-hebdo qui a été condamné, mais, depuis, les nationalistes ont trouvé, grâce à Internet (et notamment grâce à Wikipedia), un moyen très efficace d’imposer leur propagande. On le voit bien ici : quand une voix dissidente parvient à se faire entendre, on l’étouffe. Mais en l’étouffant on montre ce qu’on est, et il est utile de lire ces productions parce qu’elles font une sorte de portrait d’un mouvement qui se réclame de la lutte contre l’oppression et qui se révèle plus sectaire, plus machiste et plus intolérant que les autres, exerçant un terrorisme verbal qui apparaît ici à nu. Cet article contre la Breizh touch le montre en bref, et je trouve qu’il est instructif parce qu’il condense les observations que j’ai faites après la parution du Monde comme si.

Éric Jézéquel. — C’est le vocabulaire qui est stupéfiant : on te traite de morveuse, de sorcière, on t’accuse de « faire ça » parce que ton père était un collabo…

 Françoise Morvan. — Mon père dont les camarades de maquis ont été torturés par les SS du Bezen Perrot[1]… Ce sont souvent des anonymes qui se servent des forums pour diffuser leurs immondices mais il y a aussi parmi eux des personnes qui exercent des responsabilités : ainsi Angèle Jacq, qui se présente comme « écrivain, collectif breton démocratie et droit de l’homme Galv Karaez » (sic) et, avant de se livrer à un véritable délire sur son père dans les Carpates et les états de Résistance de sa famille, me traite de groac’h, ce qu’elle traduit par fée carabosse, traduction inexacte quand on connaît le domaine du conte breton, mais elle n’en est pas à ça près — voilà quelques années, alors que je m’escrimais à donner une édition correcte de Luzel, elle s’est permis d’extraire un des Contes du boulanger de mon édition pour le faire figurer dans une abominable anthologie par elle publiée aux Presses de la Renaissance : l’exemple même de fatras supposé donner une image fiable du conte en Bretagne. Et cette romancière qui proclame qu’elle « se bat pour que le Peuple Breton existe contre une France rétrograde et ethnocidaire qui nous refuse nos libertés collectives » a fait partie du groupe de militants nationalistes qui est allé rencontrer une responsable de l’ONU pour dénoncer les « violences, les discrimination et inégalités subies sur le plan civil, socio-économique et culturel » par les Bretons ethnocidés[2].  Des militants mandatés par qui ? Lorsqu’elle vitupère « au nom de quel passé nous accuse-t-elle de trahison, Françoise Morvan ? »,  ce qui me frappe, ce n’est pas l’ineptie de la question, mais ce « nous » : ces militants qui font des scores dérisoires aux élections se permettent de parler au nom des Bretons. Et c’est eux qu’on entend.

Éric Jézéquel. — Ce qui est surtout frappant, c’est que ça n’a aucun rapport avec la teneur de l’article.

Françoise Morvan. — Aucun. J’ai juste rappelé que le mot « Breizh » dans « Breizh Touch » était écrit en orthographe « zh » fixée en 1941 sur ordre du nazi Weisgerber, ce qui est une information objective, et que le drapeau breton avait été inventé dans les années 20 par un druide raciste, Maurice, dit Morvan Marchal, ce qui n’est contesté par personne. Marchal a d’ailleurs été condamné à quinze ans d’indignité nationale à la Libération. Ce sont des faits exacts mais il est interdit de les rappeler car, ce drapeau, fabriqué dans les officines de Breiz Atao, les socialistes alliés aux autonomistes ont réussi à faire le symbole de la Bretagne[3]. J’ai également cité la phrase de Pichard, l’organisateur de la Breizh touch, indiquant que les bagadou allaient défiler sur les Champs-Élysées « comme des Panzer-divisions, la musique en plus » : ce n’est pas moi qui suis allée chercher cette comparaison ; je l’ai trouvée dans Ouest-France. Par la suite, interrogé à ce sujet par Armor magazine, Pichard, qui venait d’être élu Breton de l’année par ce journal, a d’ailleurs aggravé son cas avec un candeur désarmante :

  Armor magazine. — On vous accuse, durant la Breizh Parade, d’avoir parlé de Panzer-divizion pour le défilé.

 Jean-Pierre Pichard. — C’est une bêtise que j’ai dite. J’étais sur mon vélo à courir dans tous les sens, stressé. Tout d’un coup, quelqu’un a dit « tiens, on dirait les panzer divisions (sic) ». Je n’ai pas réfléchi au rapport avec les Allemands, j’y ai juste vu l’image d’une grande force et j’ai acquiescé. Un journaliste se trouvait là et voilà. Mais je le regrette amèrement4.

« On vous accuse… » L’article de Libération ne peut évidemment pas être cité, tout débat étant interdit, mais il faut permettre au président du Festival interceltique de se justifier : or, la réponse est bien que la chose va de soi, on peut parler de panzer-divisions sans y voir la moindre allusion aux Allemands, et puis, les panzer-divizions, c’est beau, c’est fort, ça défile. On peut, de même, faire l’éloge de Monjarret, de Fouéré, de Hemon, de Marchal et les autres sans évoquer la collaboration avec les nazis. Ils n’étaient pas nazis puisqu’ils étaient bretons et que, par définition, tout est bon dans le breton. Les faits sont ce qu’ils sont, mais il est interdit de les prendre en compte. La majorité des réponses, ou plutôt des non-réponses, lorsqu’elles ne s’en prennent pas à ma personne, est semblable : « elle nous traite de nazis ». Nous, les Bretons. Nous.

Éric Jézéquel. — C’est ce que dit cette romancière : « au nom de quel passé nous accuse-t-elle de trahison ? »

Françoise Morvan. — Il n’est question ni de trahison ni de passé de la Bretagne dans cet article. Il est question de l’héritage fasciste de Breiz Atao : le breton unifié, le drapeau, l’hymne national, le bagad qui défile « comme une Panzer-division », l’histoire conçue comme un long martyrologe et le breton comme langue nationale indispensable au pur Breton pour exprimer son identité. Et du problème qui, pour moi, se pose, à savoir la promotion de cet héritage par la gauche.

Éric Jézéquel. — Tu peux dire : du problème qui, pour nous, Bretons vivant en Bretagne, se pose jour après jour de manière plus aiguë : à savoir la promotion sur fonds publics d’une pseudo-identité supposée nous définir. Avec promotion du Breizh-bazar aussi bien par la droite que par la gauche.

Françoise Morvan. — De fait. Même si l’UMP a protesté contre le gaspillage de fonds publics qu’était la Breizh Touch — elle n’a protesté que parce que cette opération a été un échec — 400 personnes au cyber fest-noz, moins que dans un obscur fest-noz de bourg ! C’est d’ailleurs un élu de droite, François Goulard, qui a fait adhérer la ville de Vannes à l’Institut de Locarn[4] et ses positions sur la légitime « corsisation des emplois » font froid dans le dos. Mais la gauche, qui devrait être sur une ligne de résistance à l’ethnorégionalisme, au contraire, lui fait allégeance. Or la revendication bretonne (ou prétendue revendication bretonne car ce n’est qu’à force de propagande que les lieux communs se sont imposés comme expression spontanée du Breton de base) est une revendication ethniste reposant sur l’affirmation d’une celtitude originelle. Les Bretons, dans leur immense majorité, se moquent des « peuples et ethnies solidaires » mais tout un discours se développe, dans la droite ligne du discours de Breiz Atao visant à défendre la « race bretonne » contre le Français métissé. Bourdieu le rappelle bien, les notions d’« ethnie » ou d’« ethnicité » ne sont que des « euphémismes savants que l’on a substitués à la notion de  race » mais c’est l’ethnisme a pris couleur de gauche — pour une certaine gauche déliquescente du moins… La Breizh Touch en a été l’illustration, particulièrement caricaturale, mais une parmi tant d’autres… Le pire étant peut-être la caution « scientifique » de cette idéologie : sur le site du Centre de Recherches Bretonnes et Celtiques (CRBC) rattaché au CNRS, on trouve Ermine, l’Équipe de Recherche sur les Minorités Nationales et les Ethnicités, dirigée par le sociologue autonomiste Ronan Le Coadic[5]… Notre ethnicité promue sur fonds publics avec la Breizh Parade pour l’illustrer. Et cela en vue d’un projet politique invisible à l’immense majorité des participants. Il était tout de même temps que le problème soit posé.

Éric Jézéquel. — Mais si tu le poses, tu es immédiatement accusé d’être antibreton.

Françoise Morvan. — C’est bien ce que je disais dans ce texte : protester contre la Breizh touch, c’est être « antibreton » ! Et le premier article publié (dans Libération, le 25 septembre) est, comme par hasard, un texte de l’autonomiste Tudi Kernalegenn intitulé « Diatribe antibretonne » !

Éric Jézéquel. —  Oui, ce qui est incroyable dans cet article, c’est, encore une fois, l’équation « le mouvement breton : les Bretons ».

« Contrairement à ce qu’écrit Françoise Morvan, le mouvement breton est très ancré à gauche, n’importe quel chercheur travaillant sur la Bretagne pourrait vous le confirmer (Romain Pasquier, Jean Ollivro, Michel Nicolas, Michel Denis, etc.) C’est la gauche qui soutient la langue et la culture bretonnes face aux attaques constantes de la droite (dont Françoise Morvan est la meilleure alliée en diffusant ses contre-vérités). La majorité de la population est favorable à plus de décentralisation, voire à l’autonomie. De plus, il n’y a aucune zone d’ombre sur la Seconde Guerre mondiale, les médias ont bien diffusé les travaux des historiens (Michel Denis, Christian Bougeard, etc.) Bref, il était indécent pour votre journal de publier un tel brûlot haineux et mensonger. D’autant plus que vous ne parlez jamais des problèmes de la Bretagne ; ainsi, depuis le début de l’année, la langue bretonne est sous le coup d’une oppression drastique de la part du pouvoir (refus d’ouverture de classes bilingues, etc.). Mais ça, Libération n’en parle pas. »

 

Françoise Morvan. — Et ce qui est, cette fois encore, frappant, c’est le fait qu’il n’y a aucune réponse dans cette diatribe : rien qu’une accumulation de lieux communs ressassés comme des dogmes. On commence par falsifier ce que j’ai dit : « Contrairement à ce qu’écrit Françoise Morvan, le mouvement breton est très ancré à gauche » — vu que je n’ai rien écrit à ce sujet, il est facile ensuite de m’accuser de mentir… Le mouvement breton est d’ailleurs tout aussi bien ancré à l’extrême droite qu’à gauche — voir Adsav et les autres — mais sur une base ethniste non négociable qui en fait un mouvement dès l’origine étranger aux valeurs de la gauche. Son ancrage premier, l’ancrage de Breiz Atao, c’est l’Action française. Ensuite, on cite les travaux de chercheurs légitimant la version du mouvement breton sur l’histoire et sur la politique — mais il s’agit exclusivement de chercheurs autonomistes[6]. Puis on assène le dogme : les Bretons sont pour plus d’autonomie (ce qui est absolument faux : les autonomistes font des scores misérables). Et revoilà le couplet victimaire : la droite attaque la langue et la culture bretonnes (il y a de quoi rire quand on voit les votes du conseil régional), le journal Libération ignore les « problèmes de la Bretagne », autrement dit les « problèmes » tels que les définissent les militants bretons…

Éric Jézéquel. —  Mais ces militants bretons, en l’occurrence, ce ne sont pas quelques fanatiques égarés : ce Kernalegenn parle au nom de l’institution, au nom des chercheurs autorisés…

 Françoise Morvan. —  Oui, là est bien l’essentiel : il s’agit d’une réponse émanant des instances de pouvoir autorisées, universitaires, légitimées par le pouvoir mais se donnant pour en lutte contre le pouvoir… Et Libération passe immédiatement la lettre de Kernalegenn suivie d’un long communiqué d’un « Collectif de parents pour pour l’ouverture d’une classe bilingue à Guichen » (Guichen, près de Redon, en haute Bretagne, où la langue locale est le gallo !). Ces gens osent écrire qu’ils sont « ghettoïsés sur le territoire breton »… «  Ghettoïsés » ! Quelle indécence !

Éric Jézéquel. — Surtout, écrire que le breton est « sous le coup d’une oppression drastique de la part du pouvoir »  quand des sommes sans cesse croissantes sont dégagées par les pouvoirs publics

Françoise Morvan. — Le site du conseil régional annonce un budget de 5 566 000 euros, en hausse de 12% pour 2006, et après des années de hausse vertigineuse.. Alors qu’on supprime des postes partout (le quart des postes a été supprimé aux agrégations et aux CAPES cette année) et qu’il n’y a plus un seul poste à l’agrégation de russe, 24 postes d’enseignants de breton ont été proposés cette année pour 16 candidats. Aux concours de recrutement de l’Éducation nationale, les taux de réussite sont très faibles (7% en moyenne pour les CAPES de lettres et de langues) ; en breton, il suffit, somme toute, de se présenter aux épreuves avec un niveau minimal pour être remercié d’avoir consenti à être reçu. Mieux encore, une structure de formation particulière a été mise en place l’an passé pour former des professeurs de breton en six mois… Ces néobretonnants enseigneront cette novlangue à des générations d’enfants qui, n’ayant jamais rien entendu que ce breton pensé en français et prononcé avec l’accent français, croiront parler la langue de leurs ancêtres. C’est le triomphe de Roparz Hemon !

Éric Jézéquel. — On va t’accuser d’être opposée à l’enseignement du breton. L’introduction du site où la romancière te traite de fée carabosse indique : « Françoise Morvan est une militante acharnée contre l’enseignement du breton à l’école et toute généralisation du breton en Bretagne ».

Françoise Morvan. — Acharnée contre ?

Éric Jézéquel. — Oui, c’est ce qu’elle écrit.

 Françoise Morvan. — Tout commence par la grammaire… Enfin, première remarque : ces militants n’ont rien de plus pressé que de me faire passer pour une militante, mais, moi, je ne milite pour rien, je ne demande rien. J’aime beaucoup la langue bretonne (pas unifiée), la chanson bretonne (pas celtisée), la danse bretonne (surtout fisel), la crêpe normale (sans merguez ni chantilly), le far (sans gwenn-ha-du), la promenade normale sous la pluie, loin de l’Intermarché, du Leclerc ou du Super U. Mais je constate que l’accès à ce qui m’était accordé naturellement voilà peu m’est à présent interdit au nom d’une prétendue identité qui serait mienne et qui résulte de la pression du supermarché sur l’espace normal, de plus en plus restreint. Le breton tel qu’il est promu trouve son aire d’action par le supermarché et le business culturel que je fuis, donc je le fuis. L’une des conséquences de la Breizh touch a d’ailleurs été de mettre en lumière cette collusion. J’ai trouvé merveilleux l’article du Blog Breizh créé cette année pour relayer les actions du Breizh business et qui a évoqué La Breiz Touch sur le mode euphorique habituel[7] : « Se servir du culturel pour faire du business : c’est le dada de Claude Nadeau, présidente du comité de soutien de l’école Diwan de Paris, mais aussi musicienne professionnelle. En tournée au Japon, en 2006, elle fait connaître la musique bretonne aux Tokyoïtes, avec l’idée qu’une fois la Bretagne bien identifiée, on pourra, par exemple, vendre des séjours de thalasso aux touristes japonais. »

Éric Jézéquel. — Ce Blog Breizh, c’est l’illustration exacte du « rebond » de Libé. « Des valeurs séparatistes pour s’illustrer »… Il faut le lire jusqu’au bout et voir Le Lay versant un pleur parce que Pinault a fait hisser le drapeau breton au lieu du drapeau français sur son palais…

Françoise Morvan. — Ah oui… « Un rêve de lobby breton », c’est ça. Le breton unifié et le bagad comme décor pour faire advenir la nation bretonne dans le cadre heureux d’une Europe des ethnies enfin libérées des lois sociales de la République. C’est exactement le projet de l’Institut de Locarn. « On ne peut pas compter sur la France, incapable de se réformer en bloc, pour se donner un autre horizon » dit Glon (Glon-Sanders, farines animales, le bienfaiteur de la vache folle), le président de l’Institut de Locarn. La formulation est un peu confuse, bien sûr, mais quand on a lu les écrits de Joseph Le Bihan, le fondateur de l’Institut de Locarn, le projet est tout à fait clair : en finir avec la France, pas réformable, casser l’État-nation et faire de la Bretagne un « tigre celtique » à l’image de l’Irlande ou de l’Écosse. Là-dessus, dès 1997, le premier éditorial de la revue Bretons d’ailleurs – Breizh ma Bro, organe de Locarn, est sans ambiguïté : « L’exemple écossais demeure le plus instructif. Il faut rappeler que l’autonomie écossaise a été un chantier de longue date, et que ce chantier n’a pu aboutir que grâce au concours déterminant non seulement des mouvements écossais, mais aussi de la diaspora écossaise. Ce sont les think tanks, les lieux de réflexion des décideurs écossais qui ont permis l’élaboration d’un véritable projet pour l’Écosse. » Christianisme, ethnisme, ultralibéralisme. Un projet de société en or. Un petit souci tout de même : les Bretons ne sont pas conscients de ce qui se mijote ne leur nom et ils n’en veulent pas.

Éric Jézéquel. — « Pour l’heure » ils n’en veulent pas, dit Le Bourdonnec : et même, vu qu’ils freinent des quatre fers, il faut se contenter « d’actions symboliques fortes » comme ce drapeau breton hissé par Pinault ou ces sonneurs descendant les Champs Élysées à la manière d’une Panzer-division ; mais ce n’est qu’une question de temps.

Françoise Morvan. — C’est pourquoi je pense qu’il est important d’informer les Bretons de ce projet qui s’élabore en leur nom. Les musiciens en costumes bretons qui allaient défiler sur les Champs Élysées ne voyaient absolument pas les enjeux politiques d’une telle parade ; les danseurs étaient heureux de faire la fête, les gens « fiers d’être Bretons » n’allaient pas chercher midi à quatorze heures. Et ces gens qui m’insultent parce que je suis une mauvaise Bretonne, sont réellement convaincus que le Celte en eux agit avec une vertu particulière, que le breton, langue celtique, va connaître un renouveau après avoir été persécuté, que la musique celtique porte l’écho des origines, et ainsi de suite… D’ailleurs, et c’était ma deuxième remarque en réponse à l’accusation d’être hostile à l’enseignement du breton : on ne me reproche pas seulement de m’acharner contre l’enseignement du breton mais contre sa généralisation. Or, alors que le pourcentage de jeunes qui parlent cette langue ne dépasse pas 1% (on compte comme bretonnants les 4% d’élèves qui suivent des cours de breton mais c’est une plaisanterie : sur cette base, autant compter comme anglophones les élèves qui étudient l’anglais en primaire), la généralisation ne peut se faire que de manière autoritaire, et suppose que les conditions politiques soient réunies. Et c’est bien ce que visent ces militants. Mais les faits résistent… L’objectif du conseil régional était, pour « sauver le breton » de faire en sorte que 20 000 enfants soient inscrits en classes de bilingues ou à Diwan ; or, même cet objectif se révèle impossible à atteindre, pas du tout parce que les pouvoirs publics souhaitent poursuivre leur ethnocide mais pour la simple raison que les Bretons ne se présentent pas aux concours de recrutement et ne mettent pas leurs enfants dans ces classes[8]. La « ghettoïsation », le « génocide culturel », tous ces thèmes assimilant les Bretons aux Juifs, je l’ai déjà dit, je les trouve indécents.

Éric Jézéquel. — La plus belle illustration de ce délire, c’est encore le Blog Breizh, avec les déclarations du romancier Yann Quéfellec dont le sang bouillonne d’enthousiasme devant la Breizh Parade, qui découvre l’univers du celtisme et s’écrie que « dans un monde saisi par des modernités bien trop novatrices, il est indispensable de se rattacher à ses origines par la musique. ». Après le discours des origines, le discours victimaire ­— les Français étant mis, comme de coutume, en accusation : « Vous [= les Français] nous avez privé (s) de notre langue et de notre culture, vous vous êtes débarrassés de nos écrivains, vous nous avez parfois humiliés, vous nous avez mis en première ligne lors de guerres et décimé nos rangs. »  Et ça répond à la question : « Au moment où de plus en plus de régions prennent leur autonomie ou leur indépendance en Europe, faut-il voir un message politique derrière cette démonstration de force de la Bretagne ? » La réponse est forcément oui, et la conclusion revancharde : « Nous, les Bretons, nous sommes plus forts que jamais » !

Françoise Morvan. — Ah la la  ! Les Français se débarrassant des écrivains bretons ! Savoir où ils les ont mis ! Dommage qu’ils nous en aient laissé tellement de nuls… Ces littérateurs parisiens exhibant leur bretonnitude et brandissant ce « Nous » revanchard, ça donne envie de rire, mais on aurait tort. Le message politique est malheureusement clair : haine de la France, haine de la modernité, folklore, retour aux origines, autonomisme. C’est le discours de Breiz Atao, banalisé, vulgarisé et diffusé par les médias les plus puissants… Le Lay et Poivre d’Arvor passant en duo de TF1 à TV Breizh, vibrant devant la Breizh touch et pleurant dans les plis du gwenn-ha-du. Pathétique.

Éric Jézéquel. — La question posée par ton article était bien la prise en charge par la gauche d’un tel événement, porteur d’une telle idéologie…

Françoise Morvan. — Oui. Dénoncer ce confusionnisme était d’ailleurs déjà le propos du Monde comme si : je raconte dans ce livre comment, lorsque j’ai traduit les textes antisémites publiés sous l’Occupation dans le journal la Bretagne de Fouéré pour protester contre les hommages rendus à Drezen, Langlais etc., on m’a reproché de « salir la Bretagne ». L’Institut culturel de Bretagne, contrôlé par les nationalistes, était là pour parler au nom des Bretons, et décider des subventions à donner aux livres. Il n’y avait donc qu’à se taire. Dès lors que je ne taisais pas et que j’apportais la preuve de ce que je disais, j’étais 1 : paranoïaque, 2 : menteuse, 3 : antibretonne, 4 : vendue aux jacobins. J’ai écrit un chapitre à ce sujet dans Le Monde comme si : l’invention de « Madame Morvan »  ou la fascinante énigme de la sorcière au venin. Le mouvement breton étant fondamentalement machiste, une femme qui ose élever la voix est forcément une sorcière, une vipère qui crache, qui est possédée par le diable… L’invective permet de voiler le fait que, d’arguments en réponse, il n’y en a pas, vu qu’un texte antisémite est un texte antisémite, fût-il écrit en breton. Or, dans cet article je souligne l’aberration pour des socialistes comme le président du conseil régional et le maire de Paris de lancer une opération de promotion identitaire en liaison avec un patronat ultralibéral au poids redoutable en Bretagne en raison du projet politique mis en œuvre par l’Institut de Locarn. Patrick Le Lay a fait partie des fondateurs de l’Institut de Locarn, et voir des socialistes charger Patrick Le Lay d’incarner l’identité bretonne telle qu’ils la promeuvent mérite tout de même qu’on s’interroge. Ces informations sont exactes et le problème est réel. Conclusion, je suis 1 : paranoïaque, 2 : menteuse, 3 : antibretonne, 4 : vendue aux jacobins. Et revoilà la sorcière, la vipère, le venin et la possession par le diable[9].

Éric Jézéquel. — Mais, cette fois, les injures ont été beaucoup plus violentes. Ou c’est peut-être le fait que nous ne lisons pas la presse militante bretonne et que l’avalanche de messages aussi haineux et surtout aussi semblables a produit sur la plupart des lecteurs un effet de choc. On avait l’impression de voir les membres d’une secte se déclencher sur ordre.

Françoise Morvan. — C’est une stratégie mise au point de longue date, comme l’usage des pseudonymes. Mais, là, ce qui est nouveau, c’est qu’à l’intérieur même du mouvement, certains se sont rendus compte de l’image qu’ils donnaient. Il y a eu une bizarre prise de conscience de militants, peut-être plus jeunes, qui ont soudain considéré ce flux d’invectives en regard d’un article ironique…

Éric Jézéquel. — Oui, c’est surtout l’incroyable disproportion entre ce simple « rebond » humoristique et la fureur qu’il a déclenchée qui nous est apparue comme un signe qu’il ne fallait pas masquer. Le fait qu’une fois, une seule fois, on ose s’opposer à la propagande régionaliste que nous subissons jour après jour ne provoque rien qu’un véritable appel à la curée, comme à l’époque stalinienne on voyait les écrivains soudain livrés à un lynchage médiatique parce qu’ils avaient dévié de la ligne.

 Françoise Morvan. — Là, il est clair que j’ai dévié de la ligne… et pour les militants qui veulent faire carrière, c’est pain bénit : trouver un angle d’attaque et s’acharner revient à se mettre bien en cour, quelle que soit d’ailleurs la teneur de l’attaque. Dans La Fausse parole, un essai sur les propagandes, Armand Robin ironise sur l’un des thèmes de propagande stalinienne : « Tito est un agent du Vatican ». Tito a dévié de la ligne, Tito est un ennemi, Tito est donc un allié de la réaction, et qu’y a-t-il de plus réactionnaire que le Vatican ? Donc, Tito est un agent du Vatican. CQFD. Selon le même principe, un certain Perrotin, membre du bureau politique de l’UDB, a trouvé enfin quelque chose à se mettre sous la dent, et du croustillant ! Révélation : je fais partie des « rouges bruns ». Les rouges bruns, des militants d’extrême gauche qui masquent, en fait, leur collusion avec l’extrême droite. Sur quels textes, quelles actions a-t-il pu s’appuyer pour m’accuser d’appartenir à l’extrême gauche ou à l’extrême droite ? Aucun texte, aucune action. Je n’ai jamais appartenu à aucun parti politique et je n’ai rien écrit qui témoigne d’un engagement quelconque ni à l’extrême droite, ni à l’extrême gauche. Mais Perrotin a fini par trouver : je collabore au Groupe Information Bretagne ! « Le GRIB est totalement indépendant et ne peut être tenu pour responsable que des textes publiés sur son site propre » : c’est écrit sur la page de présentation. N’ayant rien trouvé sur le site du GRIB qui prête à confusion, Perrotin a épluché le site de l’Observatoire du Communautarisme qui a relayé les articles du GRIB. Ainsi, toujours selon le principe « Tito est un agent du Vatican », toute personne ayant eu rapport avec l’Observatoire du communautarisme (Pascal Boniface, Bernard Cassen, Henri Pena-Ruiz, Pierre-André Taguieff, etc.) fait partie des rouges bruns, voire d’Action laïque et autres réactionnaires : encore un peu, le fait de protester contre l’ethnicisation de la Bretagne nous vaudra d’être accusés d’être au FN[10]. Et tous les sites bretons de diffuser la flamboyante non-argumentation du bureau politique de l’UDB — sans fin reprise, bien sûr, par les défenseurs des langues régionales, les partisans de la fameuse Charte des langues minoritaires et autres militants de tous bords…

Éric Jézéquel. — Ce n’est pas cette argumentation inepte qui me frappe surtout mais le ton de cet article, cette manière de te tutoyer pour te traiter comme une vieille copine dont on va rappeler les coups tordus, un ton complice de mecs réglant son compte à une bonne femme.

 Françoise Morvan. — Oui, c’est caractéristique du mouvement breton, comme je l’ai dit, machiste depuis les origines. Dans un commissariat, le flic tutoie le bougnoule, Perrotin me tutoie puisqu’il est du bon côté du manche — et c’est à ça que leur sert la Bretagne, obtenir du pouvoir, au nom d’une idéologie revancharde, d’autant plus haineuse que vide. N’ayant rien à répondre, ils inventent un fantoche : « Madame Morvan », « Françoise », « la folle », « la morveuse », « la connasse », voire « Maurice » — vu que les militants bretons nommés Maurice se rebaptisent Morvan (voir Maurice Marchal, Maurice Lebesque, tellement plus prestigieux sous le label Morvan), ceux qui sont vexés de porter des noms franchouillards m’en veulent de porter un authentique nom breton. Gérard Gautier, par exemple, celui qui pense que le Breton natif doit extirper ses humeurs chagrines, il termine son attaque par « qui se sent Morvan se mouche ». Si c’étaient les jacobins qui s’en prenaient à un noble nom celtique, on y verrait du racisme…

Éric Jézéquel. — Le plus incroyable de cette histoire est que quand on cherche qui est ce Perrotin on découvre qu’il collabore depuis des années à un forum dirigé par un militant nationaliste d’extrême droite, xénophobe, antisémite, défendant Pétain et Fouéré !

 Françoise Morvan. — Il te répondra qu’il est rouge chez les bruns… À quoi bon chercher dans un discours propagandistique un reflet exact de la réalité ? Perrotin est membre du bureau politique d’un parti dont l’organe est Le Peuple breton qui a eu pour collaborateur Alan Heusaff, un ancien de la milice Perrot, jamais repenti… Le Peuple breton a rendu hommage à tant de militants bretons collaborateurs des nazis que je ne vais pas en faire la liste : la question n’est pas que je vois des nazis partout mais qu’eux ne les voient pas[11]

Éric Jézéquel. — Ce qui rend intéressant l’exemple de Perrotin, c’est la pratique du confusionnisme, un confusionnisme organisé…

Françoise Morvan. — Et le problème posé par mon article (je devrais d’ailleurs plutôt dire notre article) était précisément celui du confusionnisme entretenu, non pas sur l’histoire mais sur l’allégeance de la gauche à la droite ultralibérale la plus dure. Et là est bien le problème crucial, celui que pose la Breizh Touch. Or, les autonomistes de l’UDB, bien qu’ils s’en défendent, soutiennent l’Institut de Locarn — comme, d’ailleurs, les élus socialistes du conseil régional puisque, comme je l’indiquais dans le rebond de Libé, en 2006, Jean-Yves Le Drian a choisi l’Institut de Locarn pour aller présenter son programme). Les militants de l’UDB jureront que non mais les communiqués des porte-parole du parti sont sans ambiguïté et les projets en cours sont parlants[12]. Conclusion : les autonomistes alliés aux Verts lors des élections au conseil régional permettent au PS de faire la jonction avec les partisans d’une Europe des ethnies. Dès lors qu’ils déroulent un tapis rouge sous les pieds des patrons réunis par l’Institut de Locarn, le rouge n’est plus que dans le tapis, le vert se dilue dans l’ethnisme, et les Bretons, si sérieux, si soucieux de bien faire, qui ont voté à gauche pour éviter la droite de la décentralisation et de la privatisation généralisées, ils auront droit à une politique de lobby, qu’ils y soient hostiles ou non, décidée à faire d’eux des Bretons tout à fait bretons, fidèles au sang de leurs ancêtres. La Breizh Touch semble un événement folklo mais sympa, et ces bons Bretons qui défilent avec leurs binious, ils donnent une image marrante de leur identité, sauf qu’ils seront les dindons de la farce, et la farce à venir sera nettement moins drôle que le défilé au biniou.

Éric Jézéquel. — Une image marrante mais ce qu’ils ne supportent pas, c’est l’ironie…

Françoise Morvan. Selon moi, la palme de l’ignominie revient d’ailleurs  à un udébiste, collaborateur du Peuple breton, le clown atomique Jean Kergrist, qui écrit : « Dans le Libé d’hier Françoise Morvan émet sur ce Breizh Touch (sic) des Champs Élysées des réserves autrement plus polémiques que les miennes. À la lire, ce serait la Panzer Division qui défile dans Paris. Tous collabos les danseurs ! Tous fachos les musiciens ! Comme le clown que j’étais elle sait pour se faire entendre utiliser à foison mauvaise foi, raccourcis et amalgames. Sa caricature serait toutefois plus crédible si elle y mettait un peu d’humour. Difficile de penser juste quand on s’aventure au-delà des limites de son propre jardin. Celui de Françoise est avant tout affectif. Sa blessure d’amour la fait hurler à mort… » Tout y est : le confusionnisme m’attribuant la déclaration de Pichard sur la Panzer Division, la leçon de morale paternaliste (il faut savoir rester à sa place, mon enfant, et ne pas quitter son petit jardin), le diagnostic porté sur le cas de « Françoise » qui mériterait d’être guérie par l’amour d’un vrai mâle. Une femme qui ose se moquer de la ridicule Breizh Touch n’écrit pas, elle « hurle à mort » sous le coup d’une « blessure d’amour » ; donnez-lui un clown bien viril : elle ira danser avec la meute. Et ces inepties sont publiées dans un livre par lui-même rédigé à sa  gloire (Chronique brouillonne d’une gloire passagère). 

Éric Jézéquel. — Ignoble, oui. Mais en fin de compte, l’article le plus révélateur est celui d’un élu des Verts qui, dans la confusion la plus totale, reprend ce que tu dis en regrettant d’avoir voté la subvention de 25 000 euros versée par la Mairie de Rennes à la Breizh Touch[13]. Mais si reconnaître que tu as raison est possible en regard des valeurs que prône son parti, il lui faut coûte que coûte trouver quelque chose pour t’attaquer. Rien dans les informations que tu apportes n’étant susceptible de prêter à contestation, il trouve tout de même quelque chose : tu as employé un ton ironique, ce n’est pas bien. Et donc « l’article de Mme Morvan » est aussi caricatural que la Breizh Touch.

Françoise Morvan. — Ah ! oui, « madame Morvan »… Ce qui est pathétique est l’incapacité de ces gens à sortir de la rhétorique de la secte. En fait, « madame Morvan » est la formule qui montre qu’on fait partie de la secte, qu’on sait identifier l’ennemi — c’est une constatation qui a été faite par un dissident russe, Victor Nékrassov, extraordinaire écrivain, mis en accusation par des meutes d’écrivaillons à la botte du pouvoir, et qui, expulsé d’URSS, vivant à Paris, a consacré quelques pages de son journal à l’analyse de ces propagandes haineuses et notamment à l’emploi de la formule « monsieur Nékrassov » comme leit-motiv des littérateurs staliniens chargés de l’attaquer. Cet écologiste sait que ce que je dis est vrai et que la Breizh Touch n’est rien de plus que l’instrumentalisation de la Bretagne mise au service du patronat le plus dur…

Éric Jézéquel. — Mais, attention, c’est bien le point essentiel de l’article et, ce point, il l’élimine, il le dissout, il refuse de le voir…

Françoise Morvan. — Oui, il détourne le problème car il serait trop dangereux d’essayer de voir les choses telles qu’elles sont. Le problème précis que j’ai posé, à savoir celui de l’allégeance d’une prétendue gauche socialiste au projet du lobby patronal breton, un projet d’autonomie de la Bretagne en vue d’autoriser la casse des lois sociales et la libéralisation à marche forcée sur une base antirépublicaine proclamée, est totalement éliminé, transformé en une sorte de problème d’ordre esthétique. Il reconnaît qu’il a eu bien tort de voter aveuglément une subvention à la Breizh Touch mais, prudence, il ne faut quand même pas aller trop loin : « Même une belle photo d’une boîte de pâté Hénaff est moche quand elle est plantée dans une entrée de ville, défigurant ainsi le paysage ». Oh, quel courage il faut à cet élu pour oser ainsi protester ! Une photo de pâté Hénaff est naturellement très belle et le pâté Hénaff naturellement très bon (puisque breton) mais il y a un petit problème d’excès inesthétique…

Éric Jézéquel. — Oui, ce qui est frappant est l’espèce de terreur que l’on sent dans cet article : avouer qu’on a eu tort est encore possible, mais sous réserve de ne pas te donner raison, car tu as « rompu avec la sphère bretonne ».

Françoise Morvan. — C’est ce que nous disions au début : il y a dorénavant une « sphère bretonne » qui décide pour la Bretagne, qui parle au nom de la Bretagne : la « sphère bretonne », ce sont les nationalistes autour desquels se sont agglomérés toutes sortes de groupes adhérant aveuglément à ce noyau dur sans vouloir en penser l’idéologie et en contribuant ainsi à la banaliser, la diffuser, lui donner apparence de gauche, voire d’extrême gauche, écologiste, catholique, mystique… Ce militant ne se rend même pas compte du discours d’exclusion qu’il développe ainsi en toute naïveté. Je suis née en Bretagne, je vis en Bretagne, je suis de sang breton, de race bretonne, tout ce qu’on veut, mais, attention, je ne suis pas dans la « sphère bretonne ». On peut me laisser la parole parce qu’on est quand même tolérant mais les Bretons qui ont légitimité à s’exprimer sont, eux, dans la « sphère bretonne ». C’est de là qu’on parle. En tant que Breton. Au nom de la Bretagne. Les autres, ceux qui parlent d’ailleurs, sont des intrus : quelle merveilleuse illustration du détournement de la parole par le « mouvement breton » ! C’est exactement ce que je dénonce depuis des années : seuls ces militants ont droit à la parole ; de fait, on n’entend qu’eux, ils occupent les médias, et la « sphère bretonne » s’enfle jusqu’à devenir cette énorme masse identitaire fabriquée à coup de fric.

Éric Jézéquel. — Ce qui me frappait surtout dans l’accusation d’avoir « rompu avec la sphère bretonne », c’était le vocabulaire du divorce, de la rupture… rupture d’avec la sphère, le cercle, la familia… et la terreur de ne plus en être si l’on ose critiquer la Breiz Touch.

Françoise Morvan. — Oui, la rupture… Ça ne montre pas seulement la force du lobby, et le sentiment d’appartenance inscrit comme allant de soi. Ça remonte beaucoup plus loin. Les nationalistes célèbrent sur tous les tons depuis Mordrel leurs épousailles avec la Bretagne. Il y a un passage là-dessus dans le chapitre du Monde comme si sur l’essai de Morvan Lebesque, Comment peut-on être breton ? qui est encore la bible des nationalistes : frappé par le « coup de Breizh », Lebesque explique qu’il épouse la Bretagne mais, dit-il de la main gauche (il omet de rappeler que, par elle et pour elle, il épousera de la main droite le national-socialisme). Il y a une citation incroyable : « Cette liaison inavouable m’a rendu profondément heureux : traversée de disputes, de scènes, de joies secrètes et de violents plaisirs, elle fut constamment loyale, donnant-donnant, comme il se doit entre une patrie et son homme ». Mère patrie et épouse, voilà ce qu’est la Bretagne pour Mordrel et les autres. C’est cet attachement incestueux qui explique la violence des militants. On le trouve au cœur du noyau dur de la nébuleuse que cet écologiste appelle la « sphère bretonne ». J’ai « rompu », je suis donc hors de la familia. Donc hors de la Bretagne. Et donc naturellement interdite de parole. Et j’écris dans la « presse parisienne ». Chez l’ennemi.

Éric Jézéquel. — Tu ne risques pas d’écrire dans la presse bretonne, puisqu’elle est totalement contrôlée : comment aurions-nous pu dire notre opposition à la Breiz Touch et à ce business qui occupait les médias depuis des mois ? Aucun journal ne nous aurait publiés.

Françoise Morvan. — L’article de cet écologiste qui ose émettre un blâme est surtout captivant parce que, c’est clair, oser protester clairement serait se placer du côté des méchants, des mauvais, et surtout du mauvais côté : la « sphère bretonne » vous enclôt, vous protège et vous garantit d’être du bon côté, du côté du manche… Spontanément, sans le moindre rapport avec notre sujet, ce militant de gauche en revient à la loi de séparation de l’Église et de l’État et à la grande terreur des bien-pensants : « ils » (eux, les impies) voudraient nous démonter nos croix, nos calvaires, nos églises. La conclusion est réellement pathétique : « La Breizh Touch, au final, ça rend confus. On y croit un peu, beaucoup, à la folie ou pas du tout. » C’est une question de foi. Avoir la foi est simple, permet d’adhérer, d’être soutenu, d’avoir des prébendes et des indulgences. Y croire un peu est déjà bien, y croire beaucoup est mieux, y croire à la folie est possible et ouvre des perspectives enivrantes, n’y croire pas du tout est possible mais oblige à des contorsions très pénibles et, au final, rend confus un esprit soucieux d’être en règle avec lui-même. Ainsi s’impose le règne du « monde comme si ».

© Eric Jézéquel et Françoise Morvan

.

[1] Par la suite, j’ai écrit un essai à ce sujet, Miliciens contre maquisards, Ouest-France, 2010.

[2]Le « collectif breton pour la démocratie et les droits de l’homme » a été créé en 2000 par des nationalistes regroupés à Ti ar vro à Carhaix dont le maire, Christian Troadec, est allié aux nationalistes les plus durs, ainsi Charlie Grall, un terroriste qui a dirigé le journal Bretagne-infos avec un autre terroriste breton, Martial Ménard (Christian Troadec est surtout connu pour avoir pris la tête du « mouvement des Bonnets rouges » en 2013). La campagne de diffamation organisée par Bretagne-infos à la suite de la parution du Monde comme si avait pris de telles proportions que j’ai dû me résoudre à l’assigner. Son directeur, Yann Goasdoué, a été condamné (et immédiatement récompensé par le Collier de l’Hermine décerné par l’Institut culturel de Bretagne notoirement contrôlé par les nationalistes). Le défenseur de ces militants était Yann Chouq, connu comme avocat des terroristes et menbre du « collectif breton pour la démocratie et les droits de l’homme ». Le maire de Carhaix avait alors attesté en faveur de Bretagne-infos (qui a disparu, notamment suite à cette procédure). Ce journal, qui soutenait sa candidature aux élections, s’était d’abord intitulé Breizh-infos, titre actuel d’un site nationaliste d’extrême droite.

[3] L’ex-porte-parole de l’UDB, Kristian Guyonvarc’h, promu vice-président du conseil régional, se vante de l’avoir imposé comme symbole de la région sur les plaques minéralogiques des voitures, contrairement à l’avis du conseil d’État. En effet, au lieu du logo du conseil régional, c’est ce drapeau qui a été imposé.

4 Armor, décembre 2007.

[4] Adhésion annulée par le Tribunal administratif. Mais les sommes versées ont-elles enfin pu être restituées ?

[5] Laboratoire à présent rattaché à l’université de Rennes 2 et au CRAPE de l’IEP de Rennes.

[6] Tudi Kernalegenn, membre du CRAPE, cite Romain Pasquier, membre du CRAPE, Michel Denis, historien, à l’origine de la fondation du CRAPE, et Jean Ollivro, géographe, fondateur du Club Bretagne-prospective lié au lobby patronal breton qui, en 2013, a organisé la bataille contre l’écotaxe à l’origine du mouvement des Bonnets rouges…

[7] Le blog.breizh a disparu sous la forme qu’il avait prise jusqu’en 2011, confié au journaliste autonomiste Ronan Le Flécher, alias Breizhwecan, auteur prolifique d’articles à la gloire du business identitaire breton et fondateur des Dîners celtiques avec Yannick Le Bourdonnec. L’article ne s’y trouve donc plus, mais on peut encore le lire sur divers sites relais ou en ligne ici même, où nous l’avons reproduit à titre de document.

[8] Le militant breton Fañch Broudic indique qu’en 2010 l’État français a dépensé 23 millions d’euros pour l’enseignement du breton.

[9] Voir la lettre ouverte diffusée par un nommé Gérard Gautier dont j’avais naguère souligné les liens avec Yann Fouéré, autonomiste fasciste sous l’Occupation, ensuite condamné pour appartenance au FLB, auquel appartenait également un autre nationaliste qui fit partie de son comité de soutien pour les élections au conseil régional.

Gautier, qui se présente comme un grand humaniste en dépit de ces liaisons sulfureuses, se venge : « Françoise Morvan a, dans cet article, raison de dire ce qu’elle pense et que tout un chacun savait pour qui la connaissait ! Cela lui a permis d’épancher la bile secrétée dont on sait qu’il est indispensable, à un certain moment, de l’évacuer pour éviter de voir une santé fragile être mise en déséquillibre. De tout temps il a fallu extirper les humeurs, surtout chagrines, du corps habité par « le malin » surtout, quand il est Breton. » J’ai respecté la ponctuation du texte, qui peut laisser entendre que le Breton souffre d’une constitution particulière, le contraignant à extirper ses humeurs malignes, ou que le fait d’être breton aggrave les méfaits du Malin… Propos antibretons, mais passons : la bile, les humeurs, le diable… toujours les mêmes thèmes.

[10] Perrotin a depuis disparu mais l’argumentation assimilant Jean-Luc Mélanchon et Marine Le Pen, et amalgamant tous les rebelles à la propagande nationaliste bretonne comme membres d’un complot jacobin, n’a fait que se développer. On en a trouvé maints exemples à la suite de la publication d’un article que j’avais écrit sur les origines de la Charte des langues minoritaires. Il va de soi qu’expliquer les origines d’un texte ou d’un mouvement, en s’appuyant sur des faits et en donnant la chronologie des événements, ne peut que déranger les militants fanatiquement attachés à leurs croyances : pour ne pas prendre en compte les faits énoncés, ils développent systématiquement la même stratégie — amalgame avec l’extrême droite et accusation de complotisme.

[11] Le responsable du forum, un nommé Thibaud Guillemot, alias Tepod Gwilhmod, a depuis été condamné pour incitation à la haine raciale. Il s’était lancé dans une diatribe contre « les Juifs de radio-France » à la suite d’un débat sur les langues régionales auquel j’avais été invitée (d’après lui, par suite de ma collusion avec les Juifs de France Culture). J’ai porté plainte avec le concours de la Ligue des Droits de l’Homme et Guillemot a fermé ce forum auquel les militants bretons dits « de gauche » auraient imperturbablement continué de collaborer sans cela.

[12] Ouest-France, 6 novembre 2002. « L’UDB se félicite de l’adhésion de la ville de Vannes à l’Institut de Locarn, lieu de rencontre des décideurs bretons et de préparation d’une Bretagne réunifiée, région majeure de l’Europe fédérale en devenir. » Bretagne hebdo, 16 avril 2003, p. 4 « L’UDB se félicite de l’élection de Xavier Leclercq à la présidence de « Produit en Bretagne »… En 1999, Christian Guyonvarc’h, porte-parole de l’UDB, assurait la défense de l’écrivain Roparz Hemon ; en 2006, vice-président du conseil régional en charge des relations européennes et internationales (poste clé attribué à cet autonomiste par Le Drian) il met en place un réseau de la Bretagne à l’étranger en relation avec l’OBE (l’Organisation des Bretons de l’Extérieur). Il se vante d’avoir été à l’origine de la Breizh Touch, de la nouvelle Maison de la Bretagne à Paris comme base des entrepreneurs bretons, du remplacement du logo de la région par une hermine (symbole ducal) et, comme on l’a vu, de l’imposition du drapeau national breton dit gwenn ha du sur les plaques minéralogiques des voitures.

[13] Jean-Marie Goater, tenancier de bar devenu éditeur, était déjà élu à la mairie de Rennes sur la liste Europe-Écologie-Les Verts. Son article ne se trouve plus en ligne sur le site de l’Agence Bretagne presse mais il l’a publié en commentaire sur le site de Jean-Luc Mélenchon qui avait reproduit l’article de Libération en le faisant précéder d’un préambule évoquant sa propre expérience. On pourra lire ici aussi ce préambule intitulé « Il y a breton et breton » .