DE L’USAGE DES COPIES CONTRE LES MANUSCRITS
ou
LE DOGME CONTRE LE PEUPLE
Notes sur l’édition Al Liamm des carnets de collectage de Luzel :
Fañch an Uhel : Kontadennoù ar Bobl, 5
L’édition des carnets de collectage de François-Marie Luzel (1821-1895) — les carnets de notes en breton prises sur le terrain par le folkloriste — est parue en 1995 aux éditions Al Liamm. Fondées après guerre par Ronan Huon, les éditions Al Liamm ont tôt fusionné avec une autre revue, fondée par Pierre Denis, dit Per Denez (collaborateur comme Ronan Huon, sous l’Occupation, de la revue Arvor de Roparz Hemon), dans le but de poursuivre l’entreprise de ce dernier, exilé en Irlande suite à sa condamnation à la Libération. Il s’agit d’éditions nationalistes dont les choix idéologiques sont affichés. De la part du professeur Per Denez, directeur du département de Celtique de l’Université Rennes II, fournir une telle édition n’était pas dénué d’importance, au moment où il savait en cours l’édition des œuvres de Luzel aux Presses universitaires de son université, et notamment l’édition de ces carnets de collecte[1]. Cette édition est toujours disponible aux Presses universitaires de Rennes — elle devait compter vingt-cinq volumes : elle n’en compte que dix-sept (à quoi s’ajoute la biographie de Luzel) en raison de la concurrence et des agressions des militants nationalistes rassemblés par Per Denez. Rappelons que ce dernier venait de résilier sa direction de thèse au motif que ces carnets ne devaient pas être publiés en version bilingue respectant l’orthographe de Luzel : il fallait selon lui, les publier dans l’orthographe unifiée du breton, fixée sous l’autorité de Roparz Hemon en 1941. Ce faisant, il bafouait le respect dû par un directeur de recherche à l’étudiant dont il a accepté de diriger les travaux. Mais il n’en était pas à cela près : n’était-il pas allé jusqu’à intenter un procès en diffamation qu’il a perdu ? Procès qui visait à entraver l’édition des œuvres de Luzel et concurrencer sa propre université.
Ce volume se donne pour le cinquième volume d’une série commencée depuis 1984 et arrêtée en 1989. On remarque cependant dès l’introduction qu’un changement est intervenu : « Ar wech mañ ez eo bet graet al labour enklask gant Per Denez hag ar skridoù a zo bet skrivet er yezh unvan, tost-tre avat ouzh ar skrid orin, gant Divi Kervella… Autrement dit : Cette fois-ci le travail de recherche a été fait par Per Denez et les textes ont été écrits en langue unifiée, proche cependant du texte original, par Divi Kervella » [2].
Il est donc clairement dit que, « cette fois-ci », les textes ont été remis à l’éditeur par le professeur Per Denez. Cela signifie, en conséquence, que cet éditeur, qui prétendait avoir ce cinquième volume en préparation depuis longtemps, ne possédait pas les textes qu’il devait éditer ; et, d’autre part, que Per Denez a proposé des textes en 1994, rédigeant pour la première fois, comme on peut le constater une préface à ces contes qu’il explique avoir trouvés à la Bibliothèque municipale de Rennes. A cette première constatation s’en ajoute une autre : avant même de se lancer dans la lecture de l’ouvrage, on découvre un fac-similé des manuscrits publiés. Or, ce fac-similé n’est nullement une reproduction d’un manuscrit de Luzel mais une reproduction d’une copie d’un manuscrit de Luzel par Joseph Ollivier, un chirurgien-dentiste de Landerneau qui a fourni une copie de centaines de milliers de pages de textes bretons, inédits ou pas. Ces copies, déposées à la Bibliothèque municipale de Rennes, ont été progressivement microfilmées.
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I. QUESTIONNEMENTS
A. UNE ÉDITION INCOHÉRENTE
L’édition des carnets de collectage de Luzel donnée par Per Denez (qui la présente), s’ouvre, de manière incompréhensible, par des textes issus, non des carnets mais d’une liasse correspondant à la cote 1037, qui ne sont justement pas des notes de collectage : les deux contes repris à la fin du manuscrit 1037 préparé par Luzel pour l’édition à la fin de sa vie sont, comme on peut le voir au premier coup d’œil, des contes récrits, ce que l’éditeur ne signale pas.
Le conte « Al laer hag he berson » est suivi dans le manuscrit 1037 de « An den gwirion » et de deux notes de quelques lignes qui sont ce que Joseph Ollivier appelle des « bons mots ». Or, ces deux notes, parées de titres, « Laouig Kergoad ha Gwilherm Kerbrad » et « Un istor » (titres absents de l’original) se transforment ainsi en contes indépendants, que ces notes n’étaient bien sûr pas ; en revanche le conte « An den gwirion » a inexplicablement disparu : l’éditeur, ne saisissant probablement pas la différence entre la version de « An den gwirion » donnée dans le manuscrit 1037 et la version du manuscrit 1031, a sans doute pensé qu’il était inutile de donner deux fois la même chose et a donc supprimé la première version (qui a pourtant peu de chose à voir avec la deuxième) sans donner à ce sujet la moindre explication et sans même signaler la suppression.
Or, chose étrange, c’est précisément une page de ce conte supprimé du volume qui est donnée en fac-similé à titre d’illustration au début du livre. Plus étrange encore, l’éditeur, présentant ce fac-similé, insiste sur la qualité du travail de copie effectué par Joseph Ollivier. Montrer un fac-similé du seul texte que le lecteur cherchera en vain dans le volume a de quoi surprendre, à moins qu’il ne s’agisse de dissimuler l’intense travail de récriture qui a été opéré. Diskouez a ra anat pebezh labour feal hag evezhiek en deus graet Jozef Ollivier oc’h eilskrivañ dornskridoù Fañch an Uhel. Autrement dit : ce fac-similé montre de manière évidente combien le travail de copie des manuscrits de Luzel effectué par Joseph Ollivier était fidèle et attentif… Fidèle ? Mais fidèle à quoi ? Nous n’avons aucun moyen de vérifier ce qu’a copié Ollivier, puisque manque le manuscrit original, ni ce qui oppose la copie si fidèle et le texte publié, qui est absent.
À quoi ce tour de passe-passe peut-il bien servir ?
La réponse est claire lorsqu’on a travaillé sur les manuscrits de Luzel.
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B. BRUSQUE RÉVÉLATION DES VERTUS DU COPISTE
Ces copies sont données pêle-mêle, telles qu’elles se présentent, sans le moindre travail sur les manuscrits : en effet, l’éditeur dit avoir travaillé sur une photocopie des carnets originaux, sur une copie du carnet I faite jadis par un étudiant en breton, Iwan Cadoret, et surtout sur les copies de Joseph Ollivier ( : evit prientiñ an embannadur-mañ ez eus bet labouret war un eilskrid graet gant Iwan Gadoret eus ar c’harned I ha dreist-holl war an eilskrid klok, ken kaer, diwar zorn Jozef Ollivier – Job al Lenner (1878-1846)…
On observera tout d’abord que prétendre travailler sur des photocopies du fonds Luzel pour éditer ces brouillons est une absurdité : les contes notés au crayon et non repassés à l’encre sont invisibles à la photocopie. Ainsi le carnet 1029 est-il totalement indéchiffrable : c’est donc bien une copie de Joseph Ollivier qui a été éditée là et non les textes de Luzel. On ne peut que travailler, à la Bibliothèque Municipale, sur les originaux, ce que les éditeurs n’ont pas fait, comme ils l’avouent eux-mêmes.
Il n’est pas difficile, comme on le verra, de prouver que ce sont bien les copies de Joseph Ollivier qui ont été éditées : si utiles souvent pour déchiffrer les manuscrits originaux, ces copies comportent des erreurs, parfois assez nombreuses, avec une moyenne de cinq à six erreurs par page à certains moments, et quelques interprétations qui sont de réels contre-sens.
Comment expliquer que l’éditeur, Per Denez, insiste soudain si longuement sur les mérites incomparables de Joseph Ollivier (à qui il devait même dédier tous les volumes de son édition des contes en français qui allait paraître en même temps à ses propres éditions, Mouladurioù Hor Yezh) alors que jusqu’à présent l’édition Al Liamm ne l’a jamais mentionné ?
Ce volume se donne pour le cinquième d’une série cohérente, débutée en 1984. L’éditeur annonçait pourtant en 1989 qu’avec le quatrième volume l’édition des contes de Luzel était close. Ce tome V vient donc s’y ajouter en révélant subitement les vertus du travail de Joseph Ollivier. Mais, dès lors que ces copies si parfaites de Joseph Ollivier (an eilskrid klok , ken kaer, diwar zorn Jozef Ollivier) étaient connues, pourquoi Per Denez a-t-il demandé à un étudiant de faire une copie de ce qu’il appelle le carnet I ?
La copie de cet étudiant, qui a été remise en justice (puisque cette affaire s’est, à l’initiative de Per Denez, déroulée dans un cadre judiciaire) est très inférieure à celle de Joseph Ollivier (comme a pu le noter Marthe Vassallo qui a dactylographié ces textes pour les Presses Universitaires de Rennes).
Elle est, de toute façon, si totalement dénuée d’utilité que l’éditeur ne l’utilise à aucun moment : jamais une seule leçon de la copie d’Iwan Cadoret n’a été retenue pour l’édition Al Liamm.
Il reste donc à se demander ce qui motive cette brusque révélation des vertus d’un copiste si méritant.
C. IGNORANCE DES MANUSCRITS ORIGINAUX
Pour qui connaît un peu les manuscrits de Luzel, le fait même que Per Denez appelle Carnet I ce qui apparaît dans le fonds Luzel sous la cote 1030 montre assez qu’il se base sur la copie d’Ollivier : les termes de Carnet I, II et III sont employés par Ollivier pour désigner l’ordre dans lequel il a copié ces carnets et ne correspondent absolument pas au classement des manuscrits originaux. Le carnet I de son édition est d’ailleurs le manuscrit 1029 qu’Iwan Cadoret n’a jamais copié, et il va de soi que si l’éditeur avait connu les manuscrits originaux il aurait forcément désigné le Carnet I comme manuscrit 1030 du fonds microfilmé.
Il serait, de toute façon, impossible à qui aurait véritablement travaillé sur les originaux d’indiquer comme le fait Per Denez, que les textes de collectage sont issus de trois carnets conservés à la Bibliothèque Municipale de Rennes (miret eo an tri c’harned-se, evel ma oant dija en amzer an Ao. Batany, e Levraoueg-Kêr Roazhon : ces trois carnets sont conservés, comme du temps de l’abbé Batany, à la Bibliothèque municipale de Quimper). A lire le dossier manuscrit des archives Ollivier, on peut en effet avoir l’impression que le classement en Carnet I, Carnet II et Carnet III, mécaniquement repris par l’édition Al Liamm, désigne l’ensemble des manuscrits de collectage conservés, à savoir trois carnets. Mais que l’on se reporte aux liasses du fonds Luzel, on ne pourra pas manquer d’observer que, si les textes sont à chercher pour leur majorité dans trois carnets de collectage, plusieurs se trouvent dans un gros manuscrit préparé par Luzel avant sa mort (le manuscrit 1037) et quelques autres dans une liasse intitulée « varia » et conservée sous la cote 1036.
Il n’y a donc pas trois carnets mais cinq manuscrits, au total, et le classement de Joseph Ollivier (supprimant, par exemple, toutes les chansons, les notes diverses…) suppose déjà une interprétation qu’il est indispensable de connaître avant de prétendre donner au lecteur les carnets de Luzel. Il n’en a évidemment été tenu aucun compte puisque l’éditeur a choisi d’éditer la copie sans même comparer avec le manuscrit.
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D. REPRODUCTION DES ERREURS DU COPISTE
Ce que l’éditeur donne, en effet, ce n’est que la copie, avec toutes ses fautes.
Pour s’en assurer, il suffit de partir de points qui ne souffrent pas la contestation — les ajouts du copiste, par exemple. Dans le conte « Al laër fin », Ollivier ajoute « ma zad » (mon père) sans que l’on puisse trop savoir pourquoi. La phrase exacte est : da glask ur vouest hen eûs anc’hounakêt war an daol ; autrement dit : chercher une boîte qu’il a oubliée sur la table ; Ollivier ajoute « ma zad » après anc’hounakêt (verbe qui est bien écrit sous cette forme), ce qui donne une boîte que [mon père] a oubliée sur la table, précision qui ne figure pas dans le texte. La transcription Al Liamm reproduit le texte modifié, comme si les mots figuraient dans le texte original : da glask ur vouest en deus ankounac’haet ma zad war an daol (p. 135).
Le manuscrit de « la princesse Margassa » donne une phrase peu compréhensible : Em gavoud a ra ive en Hol lec’h ma oa he vreudeur – mot à mot : il se trouve aussi dans Tous les lieux où étaient ses frères, ce qui n’a pas de sens. En revanche, si l’on comprend « Hol » (qui peut vouloir dire « tous » en breton) comme une abréviation de « hostaleri » (auberge), la phrase devient claire : il arrive aussi dans l’Aubg où étaient ses frères. La leçon de Joseph Ollivier est : Em gavoud a ra ive en Hol lec’h ma oa [bet] he vreudeur. Cette fois, il place entre crochets le mot qu’il rajoute pour donner un sens à la phrase (qui devient alors : il arrive aussi dans tous les lieux où étaient allés ses frères). La phrase trouve un sens mais il a fallu ajouter un mot. La transcription Al Liamm est tout à fait invraisemblable pour qui a vu le manuscrit et donne : Em gavout a ra ivez en ul lec’h ma oa e vreudeur, où « Hol », parfaitement lisible, est remplacé par l’article « ul », l’éditeur, ou plutôt le transcripteur, Divi Kervella, ayant interprété de son mieux la copie d’Ollivier san s consulter le manuscrit.
Pour le conte « Ar bugel a oa bet goerzet d’ann Diaoul… » (qu’il désigne d’ailleurs par son sous-titre, « Al laër zalwet a-raok he vreur Ermit », erreur que l’on retrouve dans l’édition Al Liamm), Joseph Ollivier indique qu’il a été donné le 14 mai. La date du 16 mai est pourtant lisible sur le manuscrit de Luzel sans la moindre ambiguïté et, du reste, un autre conte, « L’homme juste », est donné le même jour au même endroit. Pour qui travaille sur l’original, il est impossible de se tromper. Or, l’édition Al Liamm donne, évidemment, pour date le 14 mai (p. 131).
Enfin, pour conclure sur un exemple qui ne laisse aucune place au doute, dans le conte « Ar vulès wenn », le texte indique : Gret eun dibr hag eur brid aour – faites une selle et une bride en or. Ollivier commet une étourderie et écrit : Gret eun dibr hag eun dibr aour – faites une selle et une selle en or. Là encore, l’erreur est manifeste et le manuscrit est parfaitement lisible. Or, l’édition Al Liamm donne : Gret ur brid hag un dibr aour – faites une bride et une selle en or, ce qui signifie que, faute d’avoir eu accès au manuscrit original, l’éditeur a corrigé au hasard.
On comprend la raison de la brusque passion de Per Denez pour Joseph Ollivier : éditant ses copies à la place des originaux, il lui faut absolument laisser croire que ces copies sont infaillibles. Pareille affirmation ne résiste pas à l’examen critique. Mais ce n’est pas là le plus grave.
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II. CONCLUSIONS
Déjà si déroutant pour le non-spécialiste, un travail aussi fragile et aussi déroutant que celui de Luzel, ainsi donné en désordre, devient, de toute façon, incompréhensible, d’autant que toutes les notes de Luzel ont été coupées. Mais il est permis de se demander si le but de l’éditeur n’était pas précisément de produire un effet de brouillage qui interdise l’investigation et empêche le lecteur de se mettre en position de réfléchir, d’analyser, et de considérer le texte comme un objet ouvert au questionnement, non comme un objet hermétique — ou plutôt rendu hermétique pour pouvoir se dérober aux questions.
A. TRAHISON DE LUZEL, TRAHISON D’OLLIVIER
Le travail effectué par l’éditeur sur les copies d’Ollivier confirme cette interprétation. Notant les ratures, précisant les ajouts, les surcharges, les remords, donnant dans ses notes de bas de page toutes les indications possibles sur la graphie, la présentation, les problèmes d’interprétation, Ollivier effectuait des copies analytiques très particulières. Peut-être aurait-il été intéressant d’éditer ces copies telles quelles – voire en fac-similé, puisque les techniques d’impression le permettent à présent. Ç’aurait été au moins rendre à Joseph Ollivier l’hommage que son dévouement et son application méritaient. Or, ce que nous avons ici, ce n’est pas une édition de ces copies, c’en est une exploitation hâtive et tronquée: toutes les notes ont été supprimées, supprimés aussi les commentaires, les scrupuleuses explications au sujet des lectures possibles, et même les crochets signalant les mots ajoutés.
Les explications données par l’éditeur ne peuvent aboutir qu’à tromper le lecteur : La plupart des contes que l’on trouvera ci-après n’étant pas prêts pour l’édition, nous avons dû faire des choix deçà delà et procéder à quelques corrections de temps à autre. Lorsqu’il y avait des mots barrés, nous avons pris le mot qui avait été choisi en dernier ; quand le même mot était écrit deux fois, nous ne l’avons laissé, bien entendu, qu’une seule fois ; nous avons laissé de côté, parfois, des notes sans usage pour comprendre le déroulement de l’histoire, etc.[3]. À en croire cette « Note aux lecteurs », c’est donc le texte de Luzel, pas vraiment fixé mais fiable, qui a subi ces légères modifications, relevant d’un élémentaire bon sens : garder la dernière version, supprimer les doublons, se débarrasser de quelques petites notes oiseuses. Mais, en fait, pas une page du texte de Luzel n’a été l’objet d’une analyse puisque c’est la copie d’Ollivier qui est éditée, et, on ne le soulignera jamais assez, pas une page de la copie d’Ollivier n’a été respectée, pas une note, pas une correction, pas un seul commentaire. D’un patient, d’un humble et méticuleux travail d’approche d’un texte hors norme, extrêmement problématique, l’éditeur a fait un texte uniforme, offrant l’apparence d’une vérité sans questions. Chaque fois qu’un doute se présentait, l’éditeur a réglé le problème en le supprimant[4].
Il est certain que le travail de Luzel a été transformé par une telle édition, et qu’il a perdu sa valeur de document. Mais, si l’on y réfléchit, le travail d’Ollivier, auquel on feint de rendre hommage, ne l’a pas été moins. La copie, somme toute, pouvait être laminée puisqu’elle n’existait pas : prise entre le texte, que l’on était supposé éditer, et la version « normalisée », réhabilitée par son passage en orthographe unifiée, que l’on se proposait de mettre sous les yeux du lecteur, elle n’avait pour fonction que de disparaître. Un calque absolument parfait : calque de quoi ? non de l’original que l’on n’avait pas vu, mais de cette idéale version, déjà lisse et prête à être mise en orthographe unifiée.
B. NORMALISATION ET FALSIFICATION
Il nous faut en venir enfin à ce qui rend pratiquement invisibles les fautes de lecture et la réfection intensive du texte : en fait, tout est fondu dans un travail de réécriture généralisé qui tend à faire de ces notes elliptiques en ce qu’elles ne sont pas — un texte littéraire, en breton moderne, évitant tous les termes français. Du travail effectué, qui ne laisse pas intacte une ligne des carnets, l’éditeur ne dit rien, presque rien : Divi Kervella en deus ivez o c’hempennet evit an embann, indique Ronan Huon (Divi Kervella les a aussi préparés (arrangés) pour l’édition — le verbe kempenn, ordonner, arranger, préparer, est ambigu ; en fait, kempenn, c’est mettre comme il faut. La conclusion de la préface de Per Denez est encore plus ambiguë : Ar pempvet levr-mañ, gant Divi Kervella eo bet prientet, hervez ar reolennoù heuliet en a-raok – da lavarout eo evit dudi ha plijadur ar re a zo hiziv o ren o buhez e brezhoneg, ce qui signifie que, saisissant l’occasion d’inscrire ce volume dans la continuité des précédents, Per Denez en profite pour se dispenser de donner la moindre explication sur le travail effectué : Ce cinquième volume a été préparé par Divi Kervella, selon les règles précédemment suivies — c’est-à-dire pour l’intérêt et le plaisir de ceux qui aujourd’hui mènent leur vie en breton. Seules règles énoncées : dudi ha plijadur — l’intérêt et le plaisir — et seuls lecteurs visés : ceux qui mènent leur vie en breton, autrement dit les bons militants capables d’apprécier le fait qu’on leur donne un texte revu pour leur usage.
Dans son livre Les contes de Luzel, publié un an après, à ses propres éditions, il présente ainsi le travail effectué : Les trois carnets, les seuls qui nous soient parvenus de l’héritage de Luzel, ont un contenu très composite : des contes, parfois brièvement notés, parfois notés en français, mais aussi des gwerzioù et des sonioù, des comptines, des oraisons, des prônes, des devinettes, et même un état de dépenses d’Anatole Le Braz. De ce mélange, pour compléter les Kontadennoù ar bobl d’Al Liamm par un cinquième tome, j’ai extrait les contes, et uniquement les contes, et les ai publiés en l’état, sans aucun arrangement [5]. Inutile de commenter l’insistance sur les trois carnets, seuls conservés, et le fameux cinquième volume, tant attendu, des Kontadennoù : nous avons déjà vu de quoi il retournait. On soulignera l’assurance avec laquelle Per Denez annonce qu’il a extrait des contes, donc qu’il a personnellement procédé à un délicat travail de sélection à partir de manuscrits au contenu très composite ; et l’égale assurance avec laquelle il annonce qu’il a publié les textes, en l’état, sans arrangement.
Il n’a rien extrait du tout : il s’est contenté de reproduire la copie de Joseph Ollivier, telle qu’elle était, dans son ordre arbitraire et avec toutes ses fautes. Et, loin de publier ces textes en l’état, sans arrangement, il les a publiés en transformant complètement l’orthographe de Luzel, sa ponctuation, son vocabulaire, ses notes, qu’Ollivier avait scrupuleusement respectés. Mais le tour de passe-passe est joué avec un tel aplomb qu’on s’y laisserait presque prendre.
1. Normalisation orthographique et épuration grammaticale
Une analyse des principes qui ont guidé la récriture des carnets montre, en effet, que la simple transcription en orthographe « unifiée » ouvre sur une transformation totale du texte, effaçant les indications de prononciation, les particularités grammaticales, les tournures dialectales, les notes, le rythme propre du texte tout entier soumis à une mise en dialogue, et supprimant tous les mots français.
Dans sa préface, Per Denez, explique combien la langue de Luzel est correcte et rappelle que malgré les pluriels trégorrois en -o et les pronoms personnels en -e , on n’y trouve pas de tournures dialectales comme ne oaran ket, a meump, etc. Mais son édition ne laisse pas trace de pluriel en -o, tous les pronoms personnels sont normalisés, et les formes qui pouvaient nous donner des indications sur l’origine du conteur, sur sa manière de prononcer, ont été laminées : dans le conte « Adolphic… » l’Ankou est nommé Anko à la fin – pas question de garder cette indication ; le hérisson, prononcé uruson, devient heureuchiñ ; le mot ine (âme) devient systématiquement ene ; Yann Gadaouen devient Yann Gadaon… mais à quoi bon énumérer les exemples quand ils se comptent par centaines ? Si l’on avait voulu mener cette édition par haine pure du breton populaire, on ne s’y serait pas pris autrement.
La grammaire a subi un traitement normatif qui n’est pas moins drastique puisque toutes les formes verbales jugées non conformes ont disparu (ainsi le titre « Mar carrie Adam » donne-t-il « Mar karje Adam » où le conditionnel, pourtant constamment repris dans le texte et marquant de la part de Luzel une intention très claire de transmettre une information sur la langue de Marguerite Philippe, a été rectifié).
Les fautes de mutation de la conteuse, Marguerite Philippe, une mendiante, qui fut aussi la plus prodigieuse conteuse et chanteuse bretonne de tous les temps, sont impitoyablement corrigées : elle disait ma dabatierenn. alors que le d doit muter en z après ma ; il est vrai qu’en Trégor, la mutation d/z n’est pas faite et que Marguerite Philippe ne la fait pas non plus après l’article, mais on ne manque pas de la corriger comme un maître d’école corrige un cancre ; elle dit « An tri gi » et non pas « An tri c’hi » : elle parle mal. Le peuple dans son ensemble parle mal.
Et lorsqu’il s’efforce de bien parler, ou lorsque Luzel s’efforce de rehausser sa langue par des ajouts de « pehini », on les retranche car ils ne font pas partie de la langue « normale » (ainsi, Ar c’hastell-ze, pehini a oa enhan guec’h-all tud hag ho defoa grêt bet seurt drouk devient : ar c’hastell-se a oa bet ennañ gwechall tud hag o devoa graet a bep seurt droug.)
2. Épuration lexicale
Enfin et surtout, lorsque le peuple emploie des mots d’origine française, ils sont systématiquement traqués : le titre « Ar sirenn », « La sirène », n’apparaît que celticisé sous le titre « Ar vorverc’h ». Dans le cas de sirenn, l’entreprise de purification est particulièrement déplacée puisque, les mots féminins en breton se terminant souvent en -enn, le mot est bien acclimaté en breton et devait être séduisant pour la conteuse. Transformer le mot, c’est transformer ce qu’il désigne – ar sirenn, ce n’est pas ar vorverc’h, la fille de la mer, et la conteuse, Françoise Mao, qui parlait son breton en ne se souciant guère d’étymologies celtiques, a évoqué une créature qui n’a rien à voir avec cette fille de la mer ethniquement correcte.
De même le goad aspic, le sang d’aspic, expression lourde de poésie qui revient en maints contes, est-il changé par l’éditeur en gwad naer-wiber (p. 77), mais le gwad naer-wiber n’a pas plus à voir avec le sang de vipère que le serpent avec le dragon et nous sommes là dans un contresens complet en regard des traditions populaires.
Dans le conte « Le soldat, le renard et l’ours », Marguerite Philippe et/ou Anna Kerhervé emploie(nt) le mot serpant pour évoquer le dragon à sept têtes : le serpant devient sarpant, mot que Marguerite Philippe aurait pu employer et qu’elle n’a justement pas employé. Le charbonnier qui vole les têtes du dragon et les apporte au roi s’adresse à lui en lui disant sire : le mot français évidemment hideux aux yeux du juste correcteur, prend, une fois bretonnisé, un coquet air britannique, sir (p. 89).
3. Épuration éditoriale : suppression du français
La bretonnisation intensive du texte aboutit parfois à des résultats qui sont une véritable falsification du manuscrit original. Il semble que, dans la petite « attrape » intitulée « Iann ha Janed »[6], Marguerite Philippe glisse des indications en français : Une voix de la société, et, un peu plus loin, une autre. Le français un peu hésitant (une voix de la société quand on attendrait une voix dans l’assistance ou, à la rigueur, une voix dans la société) laisse à supposer, sans qu’aucune certitude soit possible, que Marguerite Philippe a pu prendre la parole en français. Cela devient, sans que la traduction effectuée soit signalée, Ur vouez e-touez an dud et Unan all. Mince exemple, mais, non seulement les expressions et les titres en français sont supprimés (« Avocat Patelin breton » n’est donné que sous le titre « An hini a werzhas…. ») mais les notes de Luzel[7] et les contes rédigés en français disparaissent ; toute la partie en français de « Avocat Patelin breton » a ainsi été supprimée : pour s’en assurer, on pourra comparer ce texte donné dans l’édition Al Liamm avec le texte qui figure à la page 69 de l’édition des Carnets de collectage aux Presses Universitaires de Rennes.
4. Épuration formelle : laminage de la ponctuation
Oter les tournures dialectales, corriger les fautes de grammaire (ce qui revient parfois au même, les tournures dialectales étant considérées comme des fautes), épurer la langue des emprunts au français : l’intense travail de normalisation qui se cache derrière la transcription en orthographe « unifiée » se double d’une normalisation de la ponctuation qui n’est qu’un détail, selon toute apparence, mais un détail qui modifie entièrement l’aspect du texte : la caractéristique majeure des notes de Luzel est le fait qu’elles soient prises d’un seul élan, sans alinéas, sans marges, et parfois sans points. Le texte le plus intéressant à cet égard est le carnet 1029, écrit au crayon, les tirets, si caractéristiques du style de Luzel, marquant seuls la scansion du texte : ce sont les pages de ce carnet qui nous ont donné le plus de difficultés lors de la saisie ; savoir quand il y avait des majuscules et quand il n’y en avait pas demandait une vigilance de chaque instant, et comment trancher en l’absence de ponctuation régulière ?
Le détail des points et majuscules était du reste sans importance en regard de l’essentiel, à savoir le fait de respecter cette longue coulée pareille à la coulée de la voix. Or, non seulement les points, les points d’interrogation, les virgules, ont été ajoutés, mais les dialogues ont été ponctués selon le modèle le plus scolaire de la narration. Que l’on compare un conte comme « Ar zoner » (Carnets de collectage, p. 214) et sa transcription aux éditions Al Liamm (« Ar soner », p. 165) ou, plus impressionnant encore, « Fanch ar Skrill » (Carnets de collectage, p. 54) et « Fañch ar Skrilh » (Al Liamm, p. 167), on constatera que l’aspect du conte est entièrement modifié. D’un texte atypique, nouveau par sa manière de se tenir hors des normes, et répondant à des exigences qui rendaient nécessaire cette transgression ou plutôt cette ignorance spontanée de la norme, on a fait un texte de dialogué banal : c’est cet effort pour les soumettre à la norme la plus académique qui mérite réflexion.
Mis en relation avec la certitude d’écrire la vraie langue et de donner les vrais textes à lire aux vrais Bretons, ce type de réfection montre assez le conservatisme que couvre le besoin de dérober les textes populaires sous une orthographe qui les rende présentables.
Que cette entreprise se donne pour édition « grand public » destinée au peuple, bien que le tirage annoncé pour ce volume (700 exemplaires) ne semble pas justifier la prétention à toucher un « grand public », n’est pas le moindre paradoxe.
Qu’elle ait été subventionnée à hauteur de 40% sur fonds publics, par le biais de l’Institut culturel de Bretagne, dont Per Denez est le vice-président, ne va pas non plus sans poser question, car, il importe de le souligner, ce volume est parfaitement représentatif d’une stratégie éditoriale d’ensemble, conforme aux choix régionaux. Choisir d’aider cette édition, et non une édition bilingue, conforme aux manuscrits, relève de choix politiques, et qui doivent d’abord être envisagés comme tels.
C. L’ÉDITION COMME ARME STRATÉGIQUE
Qu’on s’attache à comprendre ce déplacement d’un travail de réfection du texte à un travail d’élaboration du texte, le second annulant le premier, et l’on saisit alors une constante de la rhétorique nationaliste en Bretagne : les faits n’existant que dans la mesure où ils correspondent à ce qu’ils devraient être, en fonction d’une grande idée à réaliser, celle de la Nation à venir, se charger d’un lourd travail en amont permet de se décharger de tout travail en aval, et, toutes choses étant équivalentes, permettre à une certaine réalité de s’imposer, et de se substituer aux faits, comme la langue unifiée au breton de Luzel.
Cette rhétorique sert à dissimuler le fait que l’édition a été faite à la hâte, à partir de copies d’usage commode, et dans le but de court-circuiter l’édition en cours aux Presses Universitaires de Rennes, ce qui est évidemment indéfendable de la part d’un universitaire, et — plus scandaleux encore, surtout de la part d’un directeur de recherches — de porter contre l’édition des Presses universitaires de Rennes l’accusation d’avoir exploité frauduleusement des copies en usurpant le travail de Joseph Ollivier. C’est, en effet, à diffuser cette accusation que vise son pamphlet Les contes de Luzel paru en 1995 aux éditions Hor Yezh.
Cette édition était donc, d’abord et avant tout, cela semble clair à présent, une arme stratégique, mais on aurait tort de s’arrêter à cette simple visée, même si, de toute évidence, elle était première : cette absolue certitude d’avoir publié dans l’état des textes qu’on a entièrement récrits s’explique aussi par une foi, au sens religieux, en l’orthographe unifiée, qui impose de récrire les textes, d’empêcher coûte que coûte que les « mauvais » textes soient vus. Abandonnés dans un état suspect, comme l’âme avant le baptême, avant que l’orthographe unifiée ne leur donne une existence légitime, les textes de Luzel ne pouvaient pas être lus par ceux qui mènent aujourd’hui leur vie en breton. Per Denez les a extraits de leur gangue, Divi Kervella les a arrangés – le verbe kempenn se comprend dans cette perspective : il les a élevés à la dignité de textes comme il faut, et tout est dans l’ordre. Cela s’est fait naturellement, par une opération nécessaire qui n’a pas laissé de traces. Nous avons donc un texte juste, la version authentique des carnets de collectage. Ceux que les autres pourront éditer à partir des manuscrits de Luzel seront voués à l’existence médiocre des textes bons pour la science, livrés aux tristes dissections érudites. Les vrais Bretons liront les vrais carnets, élevés à la dignité d’œuvre pleine.
D. DE LA RHÉTORIQUE NATIONALISTE
Il est remarquable, en effet, que cette « transformation invisible » des carnets, où l’on serait tenté de voir une falsification pure et simple des textes, s’effectue au nom de la fidélité. Nous trouvons là encore une constante de la pensée nationaliste : La Villemarqué, récrivant les chansons populaires, estimait être fidèle à une vérité supérieure qui avait échappé au peuple ; Per Denez explique pour l’édition des contes en français, également édités d’après la copie d’Ollivier, que l’édition a été faite dans un grand souci de fidélité [8]. Qu’on prenne la peine de réfléchir à ce que recouvre cette fidélité à ce que les textes ne sont pas, on comprendra le danger que présente une pensée de ce type, orientée par une mystique de l’unification orthographique et de la pureté linguistique.
L’édition des contes en français de Luzel par Per Denez [9] suit la même méthode et montre mieux encore peut-être ce qu’est l’édition « populaire » pour ceux qui pensent que le peuple ne doit pas avoir accès aux textes mêmes, ne peut pas trouver intérêt à situer un texte dans son histoire, son environnement, les interprétations qui lui ont donné lieu : le conte, sans histoire, sans contexte, est la pure expression de l’âme celtique, émanée droit du peuple. L’orthographe unifiée étant elle-même la pure émanation du génie de la langue bretonne, on conçoit que les notes de Luzel puissent paraître de tout temps avoir été données telles que Per Denez nous les livre.
Qu’il s’agisse de copies ou non, dans tel ordre ou non, conformes ou non à ce qui a pu être noté à telle date ou non, quelle importance ? L’essentiel est que même ces textes, pauvres parmi les pauvres, et recueillis auprès des derniers des mendiants, puissent servir une noble cause. Le grand danger d’une telle pensée est sa certitude, la foi indéfectible qui la porte et l’absence de scrupules qui la conduit à faire en sorte que la réalité devienne ce qu’elle devrait être en regard de la cause à servir.
Il est, en conclusion, sans doute beaucoup plus important qu’il n’y paraît de publier les textes tels qu’ils sont, de les inscrire dans une histoire et de rappeler qu’ils ne visaient à servir aucune cause.
Françoise Morvan
© Françoise Morvan
[1] François-Marie Luzel, Contes inédits, tome III, carnets de collectage, texte établi, présenté et traduit par Françoise Morvan et Marthe Vassallo, préface de Vivian Labrie, classement des contes par Robert Bouthillier, édition bilingue, textes donnés par ordre chronologique avec fac similé des manuscrits, Presses universitaires de Rennes, 1996, 464 p.
[2] Préface du directeur des éditions Al Liamm, Ronan Huon, p.12.
[3] Note aux lecteurs, non signée, p. 17.
[4] Ainsi, pour se borner à un seul exemple, Joseph Ollivier n’ayant pas vu que le phrase Ar breur bepred pinvidic hag evurus, écrite tout en bas de page, en plus petit, était la conclusion du conte « Caoz ar pod-houarn », reproduit graphiquement cette phrase qu’il ne rattache à rien et qui, isolée, n’a pas de sens. L’éditeur la coupe purement et simplement (édition Al Liamm, p. 143 ; Carnets de collectage, P.U.R., pp. 163-164).
[5] Les contes de Luzel, éditions Hor Yezh, 1995, p. 271.
[6] « Un dapadenn » (une attrape) indique Luzel reprenant sans doute le commentaire de Marguerite Philippe mais cette indication a sauté, et, Joseph Ollivier ne donnant pas de nom de conteur, l’éditeur ne s’est pas livré à la moindre recherche sur ce point, pas plus d’ailleurs que pour le conte « Mar carrie Adam ».
[7] Lorsque, par hasard, il reste une note de Luzel, elle est traduite (p. 131).
[8] Introduction aux Contes traditionnels de Bretagne, p. 23.
[9] Six volumes de contes en français, donnés pêle-mêle d’après la copie de Joseph Ollivier ont paru aux éditions Hor Yezh, Mouladurioù Hor Yezh et en Here dans le même temps que paraissait l’édition des Presses universitaires de Rennes. On en trouvera une analyse précise in Une expérience de collecage en Basse-Bretagne, Presses universitaires du Septentrion, 1999, tome I, « L’édition des contes en français », p. 357-390.
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Un article sur la question…
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Et un autre article, paru en 2009 dans la revue La Grande oreille, pour évoquer la suite des événements.
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DES CONTES POPULAIRES
AUX CONTES TRADITIONNELS
Le volume paru aux éditions Al Liamm n’est lui-même qu’une part du dispositif mis en place pour concurrencer et, si possible, empêcher la publication de l’édition des œuvres de Luzel aux Presses universitaires de Rennes.
Subitement pris de passion pour l’œuvre de Luzel, le terroriste Martial Ménard, reconverti dans l’édition après avoir appris le breton en prison, devait publier à ses éditions An Here (pour l’occasion associées aux éditions Hor Yezh de Per Denez) six volumes de contes de Luzel.
Des contes en français pour ces éditeurs fanatiquement attachés au breton : quelle étrange exception… Des contes donnés en vrac, toujours d’après les copies de Joseph Ollivier, avec leurs fautes, et en ayant pris soin de couper les notes : il s’agissait pour les éditeurs de publier le plus vite possible en se servant pour alibi de la défense du peuple – car le peuple breton n’a pas besoin d’éditions scientifiques ; le peuple a besoin de conte sans prétention, à ingurgiter massivement sans se poser de questions fatigantes, du conte dit traditionnel.
Ces six volumes faits de bric et de broc s’intitulent en effet Contes traditionnels de Bretagne.
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Jamais Luzel n’a conçu les contes qu’il recueillait comme des contes traditionnels – au contraire, il s’est interrogé sur la tradition qui avait porté jusqu’à lui ces contes, comme les chansons et les pièces de théâtre. Au lieu de vouloir fabriquer une tradition comme La Villemarqué au nom d’une antériorité figée à reproduire pour être fidèle à une origine fantasmée, il a donné des contes et des chansons qu’il qualifiait de populaires parce qu’il les tenait du peuple et s’efforçait de les donner en les accompagnant de clés pour les comprendre. Face à l’œuvre ouverte de Luzel, un énorme magma de contes traditionnels était bien destiné à faire blocage.
Découvrant que le directeur du département de Celtique de l’université de Rennes concurrençait les presses de sa propre université en publiant massivement des contes selon une méthode antiscientifique (et, plus grave encore, mais nul ne semblait s’en apercevoir, pillait le travail de sa propre doctorante), le directeur des Presses universitaires de Rennes allait renoncer à l’édition en cours s’il n’avait alors appris qu’elle bénéficiait de l’aide du Centre national du Livre aux grands projets du patrimoine français. Les recherches de Luzel avaient pu voir le jour grâce au service des missions du ministère de l’Instruction publique ; leur édition allait paraître grâce au ministère de la Culture… Étrange manière de persécuter la culture bretonne. Mais il y a culture et culture… Celle que les nationalistes bretons entendaient promouvoir était prioritairement l’expression d’une haine et d’une revanche totalement étrangères à Luzel et au peuple dont il s’était fait la voix.
Rencontrant par hasard un responsable de l’enseignement du breton dans les écoles laïques des Côtes d’Armor, et apprenant qu’il avait fait un achat massif de l’édition An Here pour les écoles du département, je devais l’entendre me dire :
— Pour moi, j’achète ton édition mais pour les écoles, je fais acheter celle de Per Denez. C’est de la merde mais il s’agit pour nous d’un acte militant.
Je lui ai dit que, dès lors qu’il s’agissait d’enrôler les enfants dans la grande croisade du monde comme si, l’édition en Bretagne n’avait plus aucune raison d’être. C’est alors que j’ai décidé de prendre ce titre pour l’essai que je comptais écrire pour protester et tenter d’alerter les pouvoirs publics. Je ne me doutais pas qu’ils étaient alors déjà les meilleurs soutiens des nationalistes qui appelaient à la destruction de l’État.
Depuis les contes traditionnels prolifèrent, avec illustrations aussi vulgaires que celles de l’édition An Here/Hor Yezh. Le business identitaire est le meilleur moyen de donner apparence aimable à l’asservissement.
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Enfin, ne l’oublions pas, mon refus de céder à l’injonction de récrire les carnets de Luzel m’a valu d’être traînée devant les tribunaux mais aussi de voir se constituer, grâce à Madeleine Louarn, metteuse en scène, à Emmanuel de Véricourt, directeur du Théâtre national de Bretagne, et de nombreux acteurs, éditeurs, écrivains, metteurs en scène, un comité de soutien qui m’a rendu courage face aux militants nationalistes.
Communiqué du comité de soutien in Lettres de Bretagne, janvier 1997.