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Le 15 janvier 2006, le supplément du dimanche du journal Ouest-France a publié l’un de ces articles qui méritent de faire date, ne serait-ce que par l’indifférence avec laquelle il a été reçu par des lecteurs qui, en des temps plus anciens, n’auraient pas manqué de clamer leur indignation. Cette indignation aurait-elle été relayée par le journal ? A voir comment ont été traitées les protestations contre la publication quotidienne de l’Histoire de Bretagne en bandes dessinées de Secher-Le Honzec, il est permis d’en douter, mais du moins les courriers de protestation auraient-ils circulé, ce qui, à la longue, et avec l’appui de recherches universitaires, aurait, pourquoi pas, fini par provoquer une certaine prise de conscience…
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I. L’ODEUR DU SOUFRE
1. Échos d’une résistance tenace
C’est de cette manière que le conseil général du Finistère avait été amené, voilà quelques années, à demander au collège Diwan de supprimer le nom de Roparz Hemon qui lui était attribué. Agent de la Gestapo, responsable de la publication de textes racistes dans le journal collaborationniste qu’il publiait sous l’Occupation, Roparz Hemon était l’incarnation même de la dérive nazie du mouvement nationaliste breton. Demander que son nom soit effacé de la façade d’un collège était un acte symbolique, à la fois dérisoire (puisque les parents et les enseignants s’étaient accommodés de ce nom comme ils s’accommodaient de tant d’autres choses sans se poser de questions, et que le vrai problème, jamais posé, était là) et, malgré tout, beaucoup plus fort qu’on ne pouvait le penser. Pour de nombreuses personnes dont le breton était la langue maternelle, c’était l’occasion de revenir sur l’instrumentalisation de leur langue par les nationalistes, défenseurs d’un breton unifié conçu comme instrument de pouvoir — un pouvoir qui n’avait rien de mythique, le soutien apporté aux militants bretons par l’Allemagne nazie en étant une preuve suffisante.
Rappeler les faits était, naguère encore, une forme de résistance naturelle, qui ouvrait sur une sorte d’espoir. Nous n’en sommes plus là : désormais, un article comme celui du 15 janvier donnant la parole à un militant breton réhabilitant Roparz Hemon ne suscite plus qu’indifférence : il est admis que la presse régionale en Bretagne a adopté le point de vue des militants bretons ; les lecteurs, sachant que leurs protestations n’auront aucun effet, se contentent de hausser les épaules. On mesure mal, sans doute, la gravité de cette indifférence.
Mais venons-en à l’article lui-même, qui se présente comme un entretien avec Didier Pillet. Ce dernier, ex-rédacteur en chef d’Ouest-France, est précisément celui qui a défendu envers et contre tout la publication de l’Histoire de Bretagne en bandes dessinées.
2. Une réhabilitation insidieuse
L’article s’intitule « Roparz Hemon, ce Breton qui sent le soufre ». On ne pourra pas dire que le directeur de l’information n’insiste pas : dès la première ligne de l’article, il le répète « Voici un livre qui sent le soufre… », et, une troisième fois, dès la première ligne de la première question de l’interview : « Roparz Hemon sent le soufre… »
De la part de l’un des plus hauts responsables d’un quotidien aussi catholique, ce brusque attrait pour cette odeur de soufre ne va pas sans intriguer : pourquoi faut-il à tout prix présenter un livre du sulfureux Hemon ? Or, il s’agit bien de cela : « Michel Treguer publie des textes inédits de l’intellectuel qui font débat », indique le sous-titre, et, de fait, Treguer, posant de face, présente son livre, paru aux éditions nationalistes Yoran Embanner, illustré par un portrait du sulfureux Hemon présenté dans les émanations violâtres d’une Bretagne en feu.
L’article occupe toute une demi-page. C’est ce qui s’appelle une opération publicitaire. Et une opération publicitaire menée avec obstination, le responsable du premier quotidien de France s’en vante : il a dû lui-même solliciter des auteurs pour obtenir un compte rendu sur ce livre, et en vain ! Les écrivains, « pourtant amoureux de la Bretagne, comme Erik Orsenna et Yann Queffelec » à qui, lui-même, il avait fait porter le livre, se sont lâchement désistés : « Le premier a prétendu être très occupé, le second n’a même pas jugé opportun de nous répondre. » Il y avait donc là quelque chose comme une obligation de service. Pourquoi précisément ces deux romanciers ? Dans le cas d’Orsenna, la chose semble assez claire : non parce qu’il est « amoureux de la Bretagne », l’amour de la Bretagne ne se confondant heureusement pas encore avec l’obligation de lire Hemon, mais parce que, fidèle soutien de Patrick Le Lay, lequel se proclame nationaliste breton, il a maintes fois approuvé et relayé ses propos sur la défense de la langue bretonne et TV Breizh. Il aurait donc pu tout aussi bien louer la prose de Hemon. Mais non, hélas : désistement.
Et voilà donc Didier Pillet obligé de recueillir lui-même les propos de Michel Treguer.
Obligé, mais, à dire vrai, pourquoi obligé ?
A la question « Roparz Hemon sent le soufre, alors pourquoi, Michel Treguer, avoir exhumé des articles parus dans Breiz atao (Bretagne toujours) puis dans Gwalarn (Nord-Ouest) entre 1923 et 1930 ? » on serait tenté d’opposer la question : « Roparz Hemon sent le soufre, alors pourquoi, Didier Pillet, avoir exhumé des articles parus dans Breiz atao et Gwalarn qui ne représentent que la période comprise entre 1923 et 1930 ? »
Cette question n’étant pas posée, Treguer répond que, vu que Hemon a écrit en breton, il est peu lu ; il faut donc le traduire pour qu’on le lise.
Sans noter que ce constat réduit à néant l’action de Hemon, lequel s’est voué à l’apprentissage forcené du breton dans le but de rendre à la Bretagne sa seule vraie langue, le français devant être réduit au statut de langue étrangère, Didier Pillet constate sans rire que la « valeur littéraire » de ces textes est « faible » et que le breton de Hemon est fautif. Pourquoi donc avoir traduit des textes « aussi pauvres » ?
Michel Treguer ne nie pas du tout que ces textes, sans valeur littéraire et écrits dans une langue approximative, soient nuls mais il assure qu’il est urgent de les faire lire au plus de monde possible car « les adversaires de toute renaissance bretonne » (suivez mon regard) osent les présenter « comme un manifeste annonciateur des compromissions à venir ». Or, Hemon est « tombé dans le piège de la collaboration » comme on tombe tout d’un coup dans un trou traîtreusement ouvert sous vos pieds, mais, en dehors de quelques petites années, son action a été celle d’un combattant culturel, exclusivement culturel : « Sur ce qui s’est passé entre 1940 et 1944, certains ont pu affirmer que Roparz Hemon était nazi depuis longtemps, cela n’est pas vrai. Il serait plutôt altermondialiste que nazi ! »
Altermondialiste ! Jusqu’où ne faut-il pas aller pour blanchir le blason de Hemon ! Didier Pillet, qui a admis toutes ces explications sans émettre la moindre réserve, reprend son rôle d’avocat du diable : tout de même, fait-il observer, « certains passages » sont très violents. Il a lu le livre, on peut dire qu’il sait de quoi il parle. Treguer n’en disconvient pas : « Ces textes sont violents à l’égard de la France mais il faut se remettre dans le contexte de l’époque d’agression entretenue contre la culture bretonne. » Amen. La haine contre la France était légitime. Mais Hemon était loin d’adhérer au nouvel ordre européen du fascisme montant : si un « nouvel ordre » se profile chez lui, c’est« plutôt le monde multi-polaire qui naîtra de la décolonisation, puis de la présente mondialisation. » Eh oui, nous voilà au but, au terme de la démonstration : Hemon maître à penser, doux apôtre de la décolonisation et prophète de la mondialisation verra enfin, patronat ultralibéral à l’appui, la Bretagne retrouver sa place dans le concert des nations d’Europe.
Avec, en prime, l’alibi de l’altermondialisme, c’est bien ce que laisse entrevoir cet article, et c’est, comment le comprendre autrement, la raison pour laquelle le directeur de l’information d’Ouest-France a tenu à offrir une tribune aux écrits de Hemon.
Le but était de dissiper l’odeur de soufre pour donner façade honorable aux écrits d’un militant nationaliste engagé, dès les origines, dans un combat politique, et bel et bien présenté comme tel, dans ces articles de jeunesse que Hemon lui-même, loin de les renier, avait choisi de réunir en volume sous le titre « Un Breton redécouvrant la Bretagne ».
II. UN BRETON REDÉCOUVRANT LA BRETAGNE
Les vingt-sept articles présentés comme inédits par Michel Treguer, traducteur, préfacier et postfacier, furent d’abord publiés de 1923 à 1930 dans le journal Breiz Atao et dans son supplément, Gwalarn, dirigé par Hemon, puis réunis par lui-même en 1931 sous le titre Ur Breizad oc’h adkavout Breiz (Un Breton redécouvrant la Bretagne) et réédités en 1972 par les éditions nationalistes Al Liamm sous le même titre transcrit en orthographe unifiée (Ur Breizhad oc’h adkavout Breizh).
Le traducteur, qui augmente cette réédition de multiples notes, feint de considérer le journal Breiz Atao et son supplément comme d’innocentes parutions culturelles, visant d’abord à « restaurer » la langue bretonne. Il sait parfaitement ce qu’il passe sous silence.
1. Breiz Atao et la défense de la « race bretonne »
Le groupe Breiz Atao (qui allait après l’Occupation servir à désigner tout autonomiste collaborateur des nazis) se revendique dès les origines d’une « race bretonne » à rapprocher des autres « races celtiques » étrangères à la France métissée.
Le premier éditorial de Maurice, dit Morvan, Marchal, le fondateur, dans le premier numéro de Breiz Atao, est sans ambiguïté : « Nous sommes Bretons, et fiers de l’être. Nous aimons tout le legs de nos ancêtres, tout ce qui fait de nous une race : la langue, les traditions, les costumes. » C’est bien cette « race » qu’il s’agit de défendre, en lui forgeant une langue celtique épurée de tout emprunt au français — une langue celtique qu’aucun des premiers fondateurs de Breiz Atao ne parle, pas plus qu’ils ne portent le costume, puisqu’il s’agit, somme toute, de jeunes bourgeois d’extrême droite.
Le groupe Breiz Atao, qui revendique « l’autonomie administrative » de la Bretagne, entend « travailler activement au relèvement de la Patrie Bretonne… (avec deux majuscules) et « développer tous les liens d’amitié entre les peuples celtes. » Il entend aussi combattre par tous les moyens possibles ceux qui s’efforcent de « détruire tout ce qui jusqu’ici avait fait la force de notre race » et qui rêvent d’une « Bretagne rationaliste et démocratique. »
Antirationaliste, antidémocratique, Breiz Atao le restera jusqu’au bout ; quant à la revendication autonomiste, elle n’est qu’une façade, « hypocrisie pure, faisant partie du double jeu traditionnel des patriotes bretons » avouera Mordrel, l’un des fondateurs, qui allait prendre la direction du journal et confier la direction du supplément littéraire, Gwalarn, à Roparz Hemon
D’après Mordrel lui-même, en 1921, Breiz Atao comptait 250 abonnés, dont 200 qui n’étaient pas à jour de leur abonnement. La revue ne touchait donc pratiquement personne. En 1926 encore, Hemon, qui se dit bien placé pour le savoir, estime que le lectorat de l’ensemble des publications en breton est de 300 personnes Or, en plus d’une luxueuse revue, Panceltia, le journal Breiz Atao se dote, dans l’hiver 1924-1925, d’un premier supplément.
Mordrel est alors étudiant en architecture, Hemon prépare l’agrégation d’anglais, ils vivent dans le même hôtel, place du Panthéon et n’ont aucun revenu. Comment peuvent-ils assumer la parution d’un journal et de deux revues ? Les cotisations des adhérents ? Mais, d’après Mordrel, en 1927 ils ne seront plus qu’une centaine. Or, c’est en 1927 qu’ils organisent un congrès à la suite duquel « les représentants de la Bretagne, de l’Alsace-Lorraine et de la Corse signent la charte de fondation du Comité Central des Minorités Nationales de France — le CCMNF qui fut dénoncé plus tard comme une création de l’Allemagne », d’après Mordrel lui-même.
Ces faits sont rappelés dans Le Monde comme si, où l’on peut lire encore au sujet de ce congrès : « En liaison depuis longtemps avec les autonomistes alsaciens, les responsables de Breiz Atao n’ont pas invité n’importe qui mais Paul Schall et Hermann Bickler, autrement dit les partisans d’un autonomisme proche du séparatisme en étroite relation avec l’Allemagne. Schall et Bickler seront parmi les plus féroces soutiens du nazisme en Alsace. Petru Rocca, représentant le Partitu corsu autonomista qui vient de se créer, sera le plus beau fleuron du fascisme corse. Pour la Flandre, Franz Wielders, gouverneur de la Flandre orientale en 1942, ne dépare pas le tableau. Et puis, plus discret, et plus efficace peut-être, Hans-Otto Wagner, l’un des plus anciens abonnés de Breiz Atao, d’après Mordrel, qui va assurer les relations du mouvement breton avec l’Abwehr, autrement dit les services secrets de l’armée allemande. »
Tel est bien le contexte dans lequel écrit Roparz Hemon. La dérive nazie de Breiz Atao est inscrite dans ses prémisses. Ses liens avec les services secrets allemands sont établis très tôt (Robert Ernst, futur dignitaire nazi, qui finance les mouvements autonomistes pour le compte de l’Allemagne, est un souscripteur attesté) et Roparz Hemon qui fut le premier chantre du panceltisme en relation avec le pangermanisme dans le journal pouvait d’autant moins l’ignorer qu’il allait poursuivre son action, non avec les autonomistes du PAB, passé la rupture de 1931, mais bel et bien avec le PNB du Breiz Atao de Mordrel engagé dès la première heure dans le nazisme.
Le traducteur, qui affirme fréquenter assidûment la bibliothèque du CRBC de Brest, n’a pas manqué de parcourir une collection complète de Breiz Atao pour y chercher les contributions de Hemon, ce qui n’était que la base du travail préparatoire d’une telle édition. Si résolu fût-il à fermer les yeux, il ne pouvait s’aveugler sur l’idéologie de Breiz Atao et la collaboration de Hemon et Mordrel à une même entreprise à caractère raciste.
2. Roparz Hemon, homme de l’ombre mais homme de pouvoir
De même, la prétendue neutralité de Roparz Hemon n’est-elle, on le sait, qu’une plaisanterie. Mordrel lui-même a évoqué sans ambiguïté un double jeu assumé depuis le début : « Vous n’avez pas jugé exactement les motivations de Roparzh Hémon (sic) », écrivait-il à Henri Fréville en 1985. « Son idéologie, ses fantasmes, ne posent aucun problème. Il les avait exposés en long et en large dès 1925, dans son premier livre, « An Aotrou Bimbochet e Breizh », nouvelle d’anticipation historique, où la France et la culture française sont baffouées (sic) avec un humour féroce dans le cadre d’une Bretagne redevenue état indépendant. Son attitude avait une raison tactique. Il était aussi séparatiste que nous, mais il trouvait habile de placer la défense et illustration de la langue sur un terrain neutre, pour obtenir un rassemblement plus large. La politique, Breiz Atao s’en chargeait : division du travail . »
Chacun sait que Hemon a fait partie du Kuzul kuz (le Conseil secret) qui était l’instance dirigeante du mouvement breton. C’est là que se prenaient toutes les décisions, même si, ensuite, les nationalistes faisaient semblant de s’opposer, les autonomistes « modérés » critiquant les séparatistes, les militants cherchant à obtenir le soutien des communistes pour imposer le breton à l’école jouant la carte de gauche et les militants cherchant à se servir de l’église la carte de droite. Rien d’étonnant si, sous l’Occupation, c’est à Hemon, homme de l’ombre mais homme de pouvoir, que les nazis allaient confier tout à la fois la présidence de l’Institut celtique, la direction de la chaîne de radio en langue bretonne et du journal Arvor.
Ces responsabilités accablantes, Michel Treguer ne peut plus les dissimuler, puisque des recherches sont à présent disponibles, mais il les rend excusables par deux tours de passe-passe qui montrent assez sa méthode.
Premier tour de passe-passe : « En 1940, l’histoire tend un formidable piège à l’intellectuel brestois », écrit-il. « L’Allemagne charge un de ses amis d’outre-Rhin, un universitaire réputé spécialiste des pays celtiques, Leo Weisgerber, de s’occuper de la culture bretonne. » Hemon, intellectuel naïf, serait donc tombé dans un piège par amitié. Retraduisons en langage clair : les nazis placent le sonderfürher Weisgerber, de longue date en relation avec Hemon et autres nationalistes bretons, à un poste clé en vue de favoriser les visées séparatistes des nationalistes. Hemon, qui a rejoint Mordrel à Berlin dès l’été 40 et s’est inscrit au groupe « Collaboration », se voit confier en 1941 la direction d’un journal et d’une radio qui sont, l’un et l’autre, des outils politiques. Les programmes de Radio-Roazon sont en relation avec l’actualité, comme le montrent les chroniques d’Arvor qui les reprennent souvent.
Deuxième tour de passe-passe : écrire que cette radio « reste un lieu de pure création littéraire et musicale, libre de toute propagande » permet d’absoudre Hemon en laissant oublier qu’il dirige en même temps un journal dans lequel il publie des éditoriaux prônant l’Europe nouvelle sous contrôle du Reich et publie des textes racistes et antisémites. Le préfacier, si prolixe en notes et références diverses, se garde bien de mentionner les travaux qui font référence sur le sujet . Déjà dans son pamphlet, Aborigène occidental, il osait écrire qu’il n’y avait dans toute l’œuvre de Hemon qu’une seule citation antisémite, une petite phrase « regrettable » : « Les Celtes ont subi plusieurs siècles de honte et d’esclavage, depuis le temps où les légions romaines débarquaient dans l’île de Bretagne jusqu’au temps où feue Marianne livrait notre pays à ses juifs ». C’est, dans Arvor, le journal qu’il dirige, dans un éditorial qu’il signe de son nom et qui paraît le 26 juillet 1942, dix jours après la grande rafle du Vel’ d’Hiv’, une phrase qui participe d’une campagne orchestrée par la mouvance collaborationniste à la même époque (voir les articles violemment antisémites de Drezen dans La Bretagne de Yann Fouéré au même moment). Treguer, qui nie l’antisémitisme de Hemon, traduit sans états d’âme, dans Un Breton redécouvrant la Bretagne, ses commentaires sur une représentation de théâtre populaire : « C’était amusant de lire l’autre jour combien les acteurs de la Passion, à Saint-Pol, avait (sic) eu du mal à enfiler des costumes de Juifs de l’époque du Christ. Des vêtements bretons d’aujourd’hui eussent été plus judicieux (sic) et plus beaux (p. 86). Les acteurs paysans répugnent à enfiler des costumes de juifs, quoi de plus normal ? En costumes bretons, ils seraient au moins dans leur élément…
« Nous avons toujours été des Nordiques. Dès que nous avons été détachés de la France, c’est vers le Nord que nous avons regardé, comme l’aiguille de la boussole quand elle est déroutée trouve immédiatement la bonne direction », écrivait Hemon en 1927 dans son roman An Aotrou Bimbochet e Breiz (Monsieur Bimbochet en Bretagne), phrase citée par Mordrel dans Stur, la revue pronazie qu’il dirigeait avant-guerre. Roparz Hemon n’a jamais changé d’opinion. Le recueil Un Breton redécouvrant la Bretagne n’est que la suite de Monsieur Bimbochet. Les idées qui y sont exposées, et qui sont présentées élogieusement par le traducteur dans Ouest-France, sont toujours les mêmes — on pourrait même dire qu’elle sont ressassées obsessionnellement. Le seul changement, mais il est de taille, est que ces idées, exprimées en 1931 dans un volume destiné à un mince cénacle, et, en 1972, à un lectorat si peu captivé par la prose de Hemon que le volume n’est toujours pas épuisé, sont désormais promues par le premier quotidien français.
3. Les idées de Roparz Hemon : de l’extrême droite ethniste au fascisme linguistique
Parler d’idées est peut-être tout de même aller bien loin car la pensée de Roparz Hemon se borne, en somme, à une unique certitude sans fin réitérée sous des formes diverses : il faut arracher la Bretagne aux griffes de la France et pour cela sauver sa langue car la langue sauvera la nation, la rendra à la pureté de ses origines et combattra la souillure dont elle est victime. Sur ce postulat du salut du peuple par la langue, et ce fétichisme linguistique, il y aurait lieu sans doute lieu de s’interroger, mais abrégeons. Il s’agit là pour Hemon d’un postulat non révisable, jamais révisé, et partagé par ses héritiers aujourd’hui encore.
4. De l’extrême droite…
Souillée, corrompue, présentée comme le résultat d’un acte contre nature, une mésalliance répugnante, la Bretagne où vit Hemon est, non moins que la France, objet d’une haine féroce. On ne compte pas les termes de mépris dont il l’accable — termes qui rappellent d’ailleurs ceux de Mordrel, proche en cela de Céline et tant d’autres pamphlétaires de l’extrême droite : sanie, purulence, maladie, pourriture… « En 1918 », s’exclame-t-il pour saluer l’apparition de Breiz Atao, « un monde est né. Notre veille Bretagne s’en est allée, je parle de la putain qui avait accueilli l’étranger dans son lit. Qu’elle pourrisse maintenant entre quatre planches dans sa tombe. Mais rassemblons tout ce qu’elle a laissé derrière elle pour l’offrir à la vierge qui apparaîtra à nos côtés quand nous aurons ouvert nos fenêtres aux rayons du soleil… » La vierge, c’est la Bretagne celte, de race pure, qui a le devoir de contribuer à la renaissance des Celtes en vue d’enrayer le déclin de l’Occident, comme l’expose le premier article, intitulé « Tagore et le déclin de l’Occident »).
Cela énoncé, tout est dit. On reconnaît facilement les thèmes chers au GRECE que Mordrel allait rallier après-guerre, dans la droite ligne de ses articles de Breiz Atao : la défense de l’Occident (p. 42), le devoir de haine pour libérer la Force mystique (p. 43), la détestation absolue de la Révolution française (les peuples des petits pays d’Europe eurent tort de « s’accommoder des concepts des Révolutionnaires français qui étaient souvent opposés aux plus profondes vertus de leur race », écrit-il (p. 40)), la crainte de « l’afflux des immigrants et des apatrides » (p. 46), la pureté du sang, la régénérescence de et par la langue, « une langue unifiée, élégante, curée et épurée » (p. 96), le culte de la nation… On notera au passage que l’obsession nationaliste de Hemon a été habilement gommée par la traduction, le terme « broadelezh » qui désigne la nationalité, l’esprit national, ayant été traduit par « identité ». Ainsi, quand Hemon écrit : « Mirerien ha difennerien ar vroadelezh ez omp er c’hentañ penn », à savoir « ce que nous devons en premier lieu, c’est garder et défendre l’esprit national », Treguer traduit : « Notre tâche essentielle est à cette heure de garder et de défendre notre identité » (p. 50). Mais, avec toilettage ou pas, gauchissements ou pas, la pensée de Hemon n’offre, en somme, rien que de banal. Les mégrétistes désormais ralliés au régionalisme peuvent en toute légitimité se réclamer de lui, ce qu’ils font, d’ailleurs, comme Adsav, que l’on n’ira pas accuser d’incohérence.
Mais, tout de même, si les idées exprimées par Hemon ne sont rien que l’expression de l’idéologie völkisch mise à la sauce celtique, il reste quelque chose qui résiste, qui s’accorde mal avec cette dévotion à Herder que le préfacier s’efforce de mettre en avant.
5. … au fascisme linguistique
Celui qui s’exprime là, c’est un jeune bourgeois francophone de Brest qui a renoncé à entrer à Polytechnique, qui est parti en Angleterre, puis en Allemagne en 1921 et qui a entrepris de bouter le français hors de Bretagne, et d’abord de le bouter hors de soi, coûte que coûte.
Etrange projet, sans fin réitéré :
« Si on veut, on peut.
Si on veut, on chasse les Français
ou le français tout au moins »
Les déclarations de haine à la France ne visent pas tant les Français que la langue française, comme si l’esprit impur s’était infiltré dans les Bretons par la langue, comme s’il fallait d’urgence, contre le peuple abruti, contaminé, procéder à un nettoyage.
Or, ce que Hemon met à la place du français, ce n’est pas le breton, pas la culture populaire, pas la chanson, pas la littérature orale, pas la langue qui lui permettrait de parler avec les marins, les pêcheurs, les paysans, qui, peut-être, pourraient lui apprendre quelque chose. Au contraire de Synge, de Yeats, de Lady Gregory, en Irlande, vers la même époque, il estime n’avoir rien à apprendre du peuple. Dégénéré, abâtardi, le peuple breton n’a qu’une littérature débile, un théâtre grotesque, une musique inexistante.
« Voyez notre littérature et tout ce qu’elle a emprunté à la littérature française, voyez les formes de nos poésies alignées sur celles des poésies françaises, voyez nos pièces de théâtre calquées sur des modèles français. Partout et en tout on trouve les marques de la France. » (p. 22) La langue bretonne est, elle aussi, de fait, apparentée aux langues romanes par le lexique : preuve d’une heureuse acclimatation ? Ou, comme le théâtre populaire, qui ne demandait qu’à survivre au moment où écrivait Hemon, preuve d’une obscure résistance au nom de critères étrangers au théâtre bourgeois ? Mais c’est bien le théâtre bourgeois que défend Roparz Hemon, un théâtre bourgeois triomphant, en langue celte épurée des apports polluants de la romanité : un pur théâtre national-breton voué à rendre la fierté à sa race. Il faut lire sa pièce An Den a netra (Un Homme de rien) (1927) qui met en scène le juif Rosenkranz et l’odieux Van Armeck, pour voir vers quoi tendait un tel théâtre… Avouant qu’il n’a jamais été comédien ou metteur en scène et qu’il n’y connaît rien, il livre aussitôt après avoir assisté à une consternante représentation de pièce de théâtre du Bleun Brug de l’abbé Perrot, une sorte de bref traité de la scène au terme duquel il annonce qu’il aimerait fonder une troupe qu’il « pourrait former et faire répéter selon ses vues ». (p. 106). Régénérer le théâtre breton pour en faire un théâtre national sans jamais avoir fait de théâtre mais en sachant déjà tout : méthode Hemon.
Le chapitre intitulé « Eléments pour une préface à un dictionnaire » nous amène à en savoir encore un peu plus sur cette méthode. Roparz Hemon, qui s’apprête à publier son premier dictionnaire (et qui publiera en même temps un Précis de grammaire bretonne) avoue ses lacunes en grammaire. Mais il ne voit pas pourquoi « les créateurs d’une langue devraient se plier aux « règles » de la grammaire » qui ne sont que des « radotages ». Et de s’appuyer sur la métaphore de la chenille et du papillon : la chenille conseille modestement de se guider sur la langue du peuple, de la respecter, de chercher à la connaître. Le papillon, lui, conseille de s’émanciper de la langue du peuple « à demi asservi et inculte » pour voleter haut dans l’azur.
Conclusion : le breton sera ce qu’il en fera. « Quel que soit mon respect pour les mots précieux recueillis sur les lèvres fétides d’une vieille fumeuse de pipe tombée en enfance, j’ai le cœur qui bondit de joie quand je lis les lettres de jeunes gens à l’esprit vif qui se sont mis au breton depuis à peine un mois ; quand je lis des télégrammes, des fax, des courriels… » Non, ne croyez pas que Hemon, bien que prophète en sa nation, ait mentionné fax et courriel dès 1931 : il ne s’agit là que d’une initiative du traducteur investissant le texte à sa manière, très spéciale, il faut le dire, mais accordée au breton hemonien, voletant à sa guise dans son azur — ou plutôt, pour parler clair, se donnant toute liberté d’imposer ses propres règles à une langue qu’il lui appartient de posséder en maître. Là est l’essentiel : il lui importe peu que le peuple ne le comprenne pas ; il lui importe peu qu’il rie de ses fautes grossières, de sa prononciation française, de ses gallicismes mêlés de néologismes celtiques ; le peuple est bas, le peuple est aveugle et sourd ; il ignore que cette langue est celle qu’il lui faudra mettre dans sa bouche. Ariel glacial travaillant pour un Caliban assez dégénéré pour être heureux de son servage, Hemon incarne un fascisme linguistique d’autant plus terrifiant que détaché des contingences : le breton qui sera parlé sera le sien ou ne sera pas, il en sera ainsi car il ne peut en être autrement, et il sera fait en sorte qu’il ne puisse pas en être autrement.
« Beaucoup de nos compatriotes ne mesurent toujours pas la différence entre le breton qu’ils entendent à la campagne et celui qu’ils devront parler un jour », constate-t-il en 1927 dans un article intitulé « Le Verbe Vivant » : cette langue nationale qu’il met au point, il conviendra, en effet, un jour ou l’autre, à ses locuteurs, contents ou pas, de l’employer « non pas comme des ruraux », il le précise bien, « mais en locuteurs cultivés, en gardiens de son temple et en défenseurs de notre identité ».
Et, de fait, le breton hemonien, fabriqué dans le mépris de la grammaire et du bas peuple, en communion panceltique avec l’Occident des races attendant de s’épanouir, est devenu le breton officiel, celui que l’on enseigne. « Personne ne contestera que son œuvre majeure reste la rénovation de la langue qui a rendu possible la réalisation effective de filières modernes d’enseignement », écrit Michel Treguer dans son hommage final à Hemon, comme si cette novlangue avait jamais rendu possible autre chose que sa promotion via les réseaux nationalistes et comme si, inéluctablement, s’était imposée cette certitude qu’il n’y avait pas d’alternative à cette langue donnée, non sans cynisme, pour « désormais commune à tous les bretonnants ».
Admettons-le, Roparz Hemon a gagné contre le peuple ; la langue bretonne mise au point, selon ses vœux, contre la grammaire et contre les manières de dire du peuple, l’a emporté puisqu’elle est à présent soutenue par tous les pouvoirs au motif que « c’est elle ou c’est la fin. » Mais elle ou la fin, n’est-ce pas la même chose ?
6. Altermondialisme et apolitisme ?
Au moment où Hemon écrivait, le breton était encore très largement parlé. Si la demande pour un enseignement du breton à l’école n’était pas venue des rangs des militants autonomistes, une politique d’enseignement bilingue aurait sans doute pu être rendue possible. Mais, dès lors qu’une revendication de cet ordre émanait du groupe Breiz Atao, comment pouvait-elle être prise en compte ?
La langue bretonne n’était qu’un élément d’un combat politique — un élément donné pour premier mais destiné à s’inscrire dans la conquête de l’indépendance. Hemon ne le dissimule guère. Exposant la stratégie de Gwalarn, il explique que les associations et les revues rivales ont tort : « Leur véritable but est de recruter de plus en plus de militants et de pouvoir un jour s’adresser au gouvernement en disant : « Nous voici, nous sommes nombreux, et nous exigeons tel ou tel point. » (p. 108). Il faut procéder à l’inverse, « créer une vie spécifique en Bretagne », c’est-à-dire, « dévoiler notre histoire », « perfectionner notre langue », « produire notre littérature », « fonder nos écoles avec nos maîtres et nos livres payés par notre argent » et éclairé l’esprit des Bretons pour en faire un « peuple libre ». « Et vous pensez : tout cela ne se fera pas sans liberté politique », conclut-il. « Soyez sans crainte : nous aurons acquis la liberté politique le jour où la moitié de ce programme aura été réalisée » (p. 108).
La liberté politique ne signifie pas l’autonomie, il le précise clairement, peu avant que les responsables de Breiz Atao ne fondent le Parti autonomiste breton : « Régionalisme et bilinguisme vont de pair. L’autonomie régionale, qui n’est qu’un premier pas vers l’indépendance, consiste à concilier deux réalités… » Pour aller vers l’indépendance, le bilinguisme est nocif : il faut éradiquer à tout jamais le français. « Entre le breton et le français, il nous faut choisir. Nous choisirons le breton ou nous resterons infantiles, voire écervelés (sic) » (p. 77). Ce qui suppose, bien sûr, d’imposer le breton en Haute-Bretagne, même si l’on n’y a jamais parlé breton car « la culture de la Haute-Bretagne ne sera jamais qu’une culture de deuxième main greffée sur la culture de la Basse-Bretagne et vouée à mourir si la sève de cette dernière, le breton, venait à s’assécher », indique-t-il en note. Une seule langue pour tous, le breton unifié, comme instrument de la reconquête, telle est donc l’œuvre à quoi il a voué sa vie : Gwalarn est le supplément de Breiz Atao comme Kornog, la revue de Creston, le fondateur du groupe des Seiz Breur, et, comme Kornog, c’est une arme destinée à servir au même combat.
Il faut être singulièrement crédule pour ajouter foi à l’apolitisme de Hemon après avoir lu ce livre et faire des articles sur Gandhi et Tagore la révélation de l’altermondialisme du doux Hemon, ouvert aux combats du Tiers monde. L’article « Tagore et le déclin de l’Occident » commente l’essai de Tagore, Nationalism, et n’est pas autre chose qu’un article de propagande nationaliste appelant à la « renaissance des Celtes » pour sauver l’Occident… Gandhi est présenté comme le défenseur de l’autonomie de l’Inde, même si « bien différente est l’autonomie vue par Gandhi de ce que nous désignons, nous, du même nom ». Quant à la non-violence, elle apparaît plutôt « hors de notre capacité » mais Gandhi a eu le mérite, non seulement d’être autonomiste, mais de comprendre qu’avant de rejeter l’étranger de son pays, il fallait le rejeter de son âme (p. 33). C’est bien ce que fait Roparz Hemon, à cela près que l’étranger en lui, c’est, pour lui, le français, sa langue maternelle, et que ce travail de haine est d’abord un travail contre soi.
C’est, en conclusion, ce qui rend cet recueil d’articles, malgré tout, assez pathétique : comme s’il se rendait compte, à la fin, de l’outrecuidance pour un écrivain de choisir de s’exiler de sa propre langue pour faire d’une langue apprise la langue d’un peuple, il constate que, s’il y a eu un écrivain en Bretagne, c’était Tanguy Malmanche, et qu’il a pu écrire parce qu’il a su se tenir à l’écart de tout. Roparz Hemon avoue alors : « Je ne suis pas l’un de ces génies qui parviennent à détacher leur œuvre littéraire du monde environnant, à construire leur propre château pour y vivre en ermite. » Il a juste été un écrivain au service d’un projet politique : un non écrivain, un écrivant, au service d’une langue érigée en Dieu, le servant d’un culte qui ne lui a pas donné la grâce. « Il me semblait que d’autres s’occuperaient de la grammaire, de l’éducation, du peuple, de la politique. La littérature était le jardin que je m’étais choisi. Je visais peut-être trop haut. » Lui qui s’est imaginé pouvoir à lui seul donner une littérature qui lui faisait défaut à un peuple d’esclaves et de sous-hommes pour lequel il n’avait que mépris, il se rend compte soudain que la littérature lui a échappé.
Son dernier article l’amène encore à se dédouaner : « La vie doit nourrir la littérature. Quelle littérature pourrait naître où il n’y a pas de vie ? » Mais il a beau s’en prendre à l’absence de vie alentour, à l’absence de conscience nationale, il ne dit que ce qui est sa seule tragédie : le monde de sa littérature nationale est un monde vide, il s’est absenté dans une langue qui n’était pas la sienne pour ne pas avoir à écrire vraiment et le breton est le lieu de cette absence. Ceux qui l’avaient pour langue ont fui cette entreprise mortifère, et ce qu’il reste est, pour faire voie à ses idées, cette réhabilitation d’une telle entreprise.
Devons-nous prendre l’indifférence à cette réhabilitation comme le signe que la démonstration est faite, qu’il n’y a là plus aucune vie et donc plus aucune raison de protester ?
Il n’est pourtant jamais inutile de rappeler les faits. Ce qui est diffusé, pour le moment, c’est exclusivement la parole de Hemon, placée sous le signe de l’altermondialisme et de la mondialisation heureuse tout à la fois, de manière à englober un public consentant : héraut de la défense d’une langue minoritaire, Hemon, condamné à l’indignité nationale à la Libération, a gardé son image de proscrit, exilé volontaire à vie, apôtre et martyr. On tente à présent de lui donner statut de prophète d’une Europe des ethnies. Sachons au moins ce que désigne ce choix politique, qui fut le sien depuis les origines.
© Françoise Morvan