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UNE VISION ORIENTÉE DE LA LITTÉRATURE
Le Dictionnaire des romanciers de Bretagne de Bernard et Jacqueline Le Nail, paru aux éditions Keltia graphic de Spézet en décembre 1999, et distribué par les Conseils généraux dans les collèges et lycées d’Ille-et-Vilaine, du Morbihan et des Côtes d’Armor est un ouvrage qui mérite de retenir l’attention puisqu’il est distribué sur fonds publics.
Il se présente comme une synthèse objective mise à la disposition de tous ceux qui s’intéressent aux livres et à la littérature en Bretagne et en particulier aux usagers des bibliothèques, étudiants, enseignants, érudits, chercheurs, sans oublier tous les professionnels du livre que sont les écrivains eux-mêmes, les éditeurs, les libraires, les bibliothécaires et les documentalistes ainsi que les journalistes et les critiques littéraires, comme l’indique l’Avant-propos.
De par les fonctions qu’occupe Bernard Le Nail, directeur de l’Institut culturel de Bretagne qui se trouve actuellement faire office de Centre régional du Livre en Bretagne et recevoir ainsi des subventions du Conseil régional, du Centre régional du livre et de la Direction des Affaires culturelles, ce volume, qui a déjà connu une réédition en janvier 2000, soit un mois après parution, peut apparaître comme un ouvrage de référence, ce à quoi il prétend, comme le montre l’Avant-propos déjà cité.
Or, il suffit de feuilleter ce Dictionnaire pour constater, d’une part, que les auteurs sont l’objet de traitements bien différents selon la langue dans laquelle ils écrivent ; d’autre part, que les notices révèlent des partis-pris idéologiques d’autant plus inquiétants qu’ils sont masqués ; ensuite, que les erreurs et les omissions y fourmillent ; enfin, qu’il révèlent une conception orientée et dépassée de la littérature.
I. UN TRAITEMENT DIFFÉRENT DES AUTEURS DE LANGUE BRETONNE ET DES AUTEURS DE LANGUE FRANÇAISE
Lorsque les romanciers mentionnés écrivent en français, B. et J. Le Nail ont soin d’indiquer leurs pseudonymes ou leur identité officielle. Lorsqu’ils écrivent en breton, en revanche, les pseudonymes sont omis. Pour qui connaît un peu la littérature de langue bretonne, la lecture des notices ne tarde pas à éclairer la raison de cette omission systématique.
En effet, dans le cas des principaux romanciers de langue bretonne, les pseudonymes désigneraient immédiatement des auteurs de textes racistes ou pro-nazis souvent condamnés à la Libération et qui sont ici présentés de manière entièrement élogieuse. Ainsi, Louis Némo dit Roparz Hemon, a publié sous le nom de Pendaran un grand nombre d’articles dans le journal Arvor qu’il dirigeait sous l’Occupation ; Yves Le Drezen dit Youenn Drezen et Xavier de Langlais ont publié la chronique antisémite en breton de Lan hag herve dans La Bretagne de Fouéré. B. et J. Le Nail se bornent à se référer au Geriadur ar skrivagnerien (Dictionnaire des écrivains de langue bretonne) de Lukian Raoul où ces pseudonymes sont attestés, mais ce dictionnaire écrit en langue bretonne n’est accessible qu’à ceux qui peuvent lire cette langue ; l’optique nationaliste qui est celle de Lukian Raoul l’amène d’ailleurs lui-même à louer de nombreux auteurs pro-nazis et ce volume, publié, lui aussi, avec l’appui des Conseils généraux, mériterait également une analyse.
II. DES PARTIS-PRIS IDÉOLOGIQUES INQUIÉTANTS
1. ÉLOGE D’ÉCRIVAINS NATIONALISTES PROCHES DES NAZIS
Le Dictionnaire de B. Le Nail semble moins orienté, ou, tout au moins, plus prudent, que celui de Lukian Raoul, mais les rubriques consacrées à des romanciers aussi engagés que Roparz Hemon, Youenn Drezen, Xavier de Langlais et Abeozen sont, pour se limiter à quelques cas précis, tout à fait éclairantes.
A. Roparz Hemon
En 1998, la section d’Ille-et-Vilaine du MRAP a protesté contre l’hommage rendu à Louis Némo, dit Roparz Hemon, par l’Institut culturel de Bretagne et a rappelé les textes antisémites de Roparz Hemon, payé par les nazis sous l’occupation pour diriger la radio en langue bretonne.
Bernard Le Nail a alors, au nom de l’Institut culturel, puis en son nom, nié les faits.
Cependant ils sont bien connus et la thèse de Ronan Calvez soutenue en décembre 1999 à l’Université de Bretagne occidentale à Brest les établit dorénavant de manière définitive.
Roparz Hemon a, on l’a vu, rédigé sous le pseudonyme de Pendaran, (également attesté par Yann Bouëssel du Bourg dans l’hommage collectif à Roparz Hemon publié par les éditions Dalc’homp sonj) des textes antisémites ou favorables à l’Europe nationale-socialiste dans son journal Arvor. A la Libération, s’étant enfui en Allemagne avec les membres de la milice bretonne, il trouva secours auprès du Sonderfürher SS Weisgerber. Cela devient dans la notice du Dictionnaire des romanciers de Bretagne : Menacé de mort à l’approche des Alliés bien que son action soit restée pendant toute la guerre strictement culturelle, il dut quitter Rennes et trouva refuge près d’Hanovre grâce à l’aide d’amis universitaires allemands...
B. Youenn Drezen
À propos de Drezen on peut lire que durant la guerre, il collabora à L’Heure bretonne, le journal du Parti national breton, et il dirigea l’hebdomadaire Arvor en 1943-1944, ce qui lui valut d’être arrêté et emprisonné durant de longs mois à la Libération comme beaucoup d’autres militants de la langue bretonne (p. 86). Or, Drezen a été l’un des pamphlétaire les plus racistes de L’Heure bretonne, il a également collaboré à la revue Stur d’Olivier Mordrelle qui fut l’expression extrême du nazisme en Bretagne.
C. Xavier de Langlais
Rien que d’élogieux non plus sur le peintre Xavier de Langlais dont il est noté, au nombre de ses activités louables, qu’il collabora avec Yann Fouéré de 1941 à 1944 au journal La Bretagne dont il fut le directeur littéraire (p. 176). Cependant, des textes antisémites virulents ont été produits par Langlais, sous le pseudonyme collectif de Lan hag Herve, dans La Bretagne, notamment au moment de la rafle du Vel’ d’Hiv’ en juillet 1942.
D. François Eliès (Fanch Eliès) dit Abeozen
Payé par les services de propagande nazis pour diriger avec Roparz Hemon la radio en langue bretonne sous l’Occupation, Abeozen a collaboré à la revue pro-nazie Galv et y a publié l’un des textes les plus explicites quant à son engagement, “Dirak en dismantrou”.
Cela devient sous la plume de B. et J. Le Nail : Nommé au lycée de Saint-Brieuc en 1927, il y demeura jusqu’en 1940. Il fut alors appelé à Rennes par Roparz Hemon pour prendre la direction des émissions bretonnes de Roazhon-Breizh (sic) puis, quand fut créé l’Institut celtique de Bretagne pour participer également à son animation. En dépit de ses convictions antifascistes bien connues, il fut arrêté à la Libération, emprisonné durant 14 mois, puis radié de l’Education nationale et interdit de séjour en Bretagne.
2. PRÉSENTATION TENDANCIEUSE DES FAITS
Les exemples que nous avons choisis concernant les auteurs de langue bretonne qui ont été l’objet d’un traitement uniformément laudateur quant à la période de la seconde guerre mondiale nous amènent à nous interroger sur le traitement réservé à des auteurs de langue française.
A. François Brigneau
Une longue rubrique rend hommage à Emmanuel Allot, dit François Brigneau, dit encore Caroline Jones, Mathilda Cruz, Edmund W. Eallot ou Coco Bel Œil qui fut rédacteur en chef de Minute de 1971 à 1987 et compta au nombre des fondateurs du Front National (voir Jean-Yves Camus, Les droites nationales et radicales en France). B. et J. Le Nail nous apprennent que mobilisé en 1939, il fut démobilisé en septembre 1942, mais, le 6 juin 1944, le jour où les Alliés débarquaient en Normandie, il s’engagea dans la Milice, ce qui lui valut quelques mois plus tard d’être séquestré par des militants communistes et soumis à de nombreux sévices avant d’être remis à la Justice et emprisonné durant 15 mois dans une cellule de la prison de Fresnes. Curieuse collusion entre les tortionnaires communistes et la Justice… Faut-il y voir l’écho du martyre des militants bretons tant de fois évoqué dans ce Dictionnaire ?
A propos de ce martyrologe on note au passage que le professeur Per Denez, vice-président de l’Institut culturel et du Conseil culturel (et Président du Prix Roparz Hemon) en raison de ses engagements bretons fut, quant à lui, au début de sa carrière, « exilé à Périgueux.
B. Jeanne Coroller
Renée Chassin du Guerny, fut sous le nom de J. C. Danio l’auteur d’une histoire nationaliste de la Bretagne qui a été à l’origine de la vocation de nombreux militants et explique ses liens avec les milices bretonnes (le cantonnement des Bagadou stourm fut notamment organisé chez elle à Caulnes en 1943, comme le rappelle la thèse de Yann Fournis sur le Bezen Perrot, milice bretonne sous uniforme SS (Toulouse, 1995, p. 88). Ces liens deviennent pour B. et J. Le Nail de simples “convictions bretonnes” : Ce sont ces convictions bretonnes qui lui valurent d’être enlevée par de soi-disant résistants avec son fils âgé de 14 ans au château de la Saudraye en Penguily et d’être sauvagement assassinée.
Dans ses mémoires, le militant nationaliste Yann Bouëssel du Bourg, qui rappelle ses relations avec le bezen Perrot, souligne quelle importance a eu pour lui l’histoire de la Bretagne de Jeanne du Guerny et mentionne également son roman Le Trésor des douze, roman d’allure policière au début et bientôt de politique fiction qui met en scène des nationalistes bretons luttant pour l’indépendance de la Bretagne (but qui est atteint à la fin du livre).
Les éditions de L’Elor, qui publient des textes pour la jeunesse très orientées idéologiquement, ont sans doute l’intention de rééditer les romans pour la jeunesse de Jeanne du Guerny, car le Dictionnaire indique comme réédités en 200O Les Loups de Coatmenez et La Croisade des Loups, écrit en relation avec Herry Caouissin, militant nationaliste breton d’extrême droite bien connu (cf. le film BZH).
On soulignera au passage la place qu’accordent les auteurs aux éditions de l’Elor.
C. Francis Gourvil
Unique auteur de langue bretonne à figurer sous son nom français, Francis Gourvil est un exemple, bien rare, de militant breton qui, sous l’Occupation, a pris le parti de la Résistance. Dénoncé à la Gestapo par un responsable du mouvement breton, il fut arrêté ainsi que sa femme, et entreprit alors de repenser les arrières-plans idéologiques du nationalisme breton, ce qui l’amena à soutenir une thèse monumentale sur le Barzaz Breiz.
Cela devient sous la plume de B. Le Nail : Lui qui avait été dans les années 1920 un ardent séparatiste breton devint à la Libération un adversaire acharné du mouvement nationaliste.
On se demande d’ailleurs à quel titre Buez ar Pevar mab Emon, adaptation de La Vie des Quatre fils Aymon, pièce de théâtre populaire breton adapté d’un texte médiéval français, fait de Gourvil un romancier.
III. DE NOMBREUSES ERREURS ET OMISSIONS
Le but des auteurs du Dictionnaire semblant être de décerner la qualité de breton au plus grand nombre possible d’auteurs, la qualité de Breton se gagne apparemment en étant né sur le sol breton, ou en ayant un parent breton, voire en ayant séjourné sur le sol breton (ainsi Léon Lapeyssonie est-il devenu breton en se fixant à Plouray pour sa retraite) ou en ayant écrit un roman situé en Bretagne (mais on se demande pourquoi Balzac, Nerval, Colette, André Suarès et tant d’autres ne figurent pas à ce titre au nombre des romanciers bretons).
Certains auteurs sont dotés d’une œuvre intégralement publiée à compte d’auteur ; d’autres sont riches d’une œuvre purement virtuelle : deux des quatre titres attribués à Georges Lombard, qui fut le premier président de l’Institut culturel de Bretagne, cherchent toujours éditeur. Rares sont les dictionnaires qui recensent les manuscrits inédits, lesquels doivent se compter par dizaines de milliers à en juger d’après les statistiques des éditeurs.
Enfin, bien des auteurs sont l’objet d’un traitement erroné et partial.
Nous nous bornerons ici encore à prendre trois exemples mais la liste pourrait être interminable.
- Jules Vallès
Né au Puy-en-Velay et mort à Paris, Vallès aurait trouvé assurément fort étrange de figurer au nombre des romanciers bretons sous prétexte que son père, qui n’était d’ailleurs pas instituteur, comme on l’indique, aurait été un temps en poste à Nantes.
La bibliographie indiquée n’est pas même en mesure de signaler clairement la célèbre trilogie de Jacques Vingtras, L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé, et donne un recueil d’articles comme La rue à Londres pour roman…
2. Armand Robin
Auteur d’un unique roman, cet écrivain est doté d’une biographie qui compte pratiquement autant d’erreurs que de phrases : après des études au lycée de Saint-Brieuc, il est ainsi supposé aller à la Sorbonne, ce qui est faux. Ayant échoué à l’agrégation, il est supposé gagner sa vie en écoutant les radios du monde entier pour le compte de diverses administrations et organisations, alors qu’embauché en 1941 comme écouteur au Ministère de l’Information, il n’a travaillé que pour ce Ministère et, à la Libération, radié, s’est mis à son compte. Enfin, anarchiste et provocateur, il devint de plus en plus marginal et mourut dans des conditions qui n’ont jamais été élucidées dans l’infirmerie d’un commissariat de police le 30 mars 1961 à Paris… Les commissariats de police ont-ils des infirmeries en annexe ? Mort le 29 mars 1961 à l’Infirmerie psychiatrique de la Préfecture de police, A. Robin n’a pas laissé à l’état de manuscrits de nombreuses œuvres qui ont été publiées après sa mort.
B. et J. Le Nail, qui prétendent pourtant donner la synthèse des travaux essentiels sur un auteur, passent sous silence l’unique thèse de Doctorat d’Etat soutenue sur cet auteur (celle de Françoise Morvan qui a rassemblé et publié la plupart des textes d’A. Robin (Fragments, Gallimard).
De même, dans le cas d’Anatole Le Braz, passent-ils sous silence la thèse de Dominique Besançon, qui a donné lieu à un essai publié aux éditions Terre de Brume.
3. Danielle Collobert
La notice consacrée à D. Collobert allègue que, s’étant mise à écrire de la poésie, elle partit vivre à Paris à l’âge de 18 ans (où elle vivait depuis sa prime enfance) ; que son premier livre, intitulé Chant des guerriers a été entièrement détruit (Chant des guerres vient d’être réédité) ; qu’elle a vécu au Tibet parmi les populations locales (si elle avait vécu au Tibet, ce qu’elle n’a jamais fait, parmi quelles populations aurait-elle pu vivre ? L’allusion aux populations locales révèle toute une mentalité… Enfin, les deux “romans” qui justifient la présence de D. Collobert dans ce Dictionnaire, sont des recueils de poèmes.
Cette notice, plus proche du ragot biographique que de l’analyse littéraire, donne bien le ton d’une entreprise qui vise en premier lieu à englober la moindre tentative, ou pseudo-tentative, romanesque dans la défense d’une littérature bretonne dont on ignore en quoi elle est bretonne. La perspective étroitement biographique et l’indigence de l’analyse inscrivent un tel travail dans la tradition de Sainte-Beuve qui était déjà dépassée au début du siècle. Enfin, les arrières-fonds idéologiques qui n’ont été ici qu’effleurés orientent un discours nationaliste qui amène les auteurs à des affirmations tendancieuses. Il semble donc grave qu’un tel volume soit distribué sur fonds publics dans les établissements scolaires.
© Ligue des Droits de l’Homme, section de Rennes