Abonnée de longue date au Monde diplomatique, j’ai découvert, peu après la diffusion des trois prodigieuses émissions de Daniel Mermet sur l’Institut de Locarn et la pseudo-révolte spontanée des Bretons sous bonnet rouge[1] les deux pages de ce journal sur le même sujet.
Les deux journalistes, Jean-Arnaud Dérens et Laurent Geslin, s’étaient trouvés à l’Institut de Locarn le même jour que Charlotte Perry qui assurait le reportage pour l’émission « Là-bas si j’y suis ». Or, alors que Charlotte Perry avait rassemblé toute la documentation disponible sur l’Institut de Locarn et fourni un travail de recherche impressionnant, ce qui lui a permis d’enregistrer, de comprendre les enjeux et de mettre les auditeurs à même de les saisir, les journalistes dépêchés sur place se sont laissés abuser par le discours d’une néogauche autonomiste qui rejoint celui du patronat ultralibéral — discours, il est vrai, partout répandu en Bretagne et, dirait-on, seul autorisé à présent, comme le montre, hélas, cet article. Et c’est la raison pour laquelle je vais (à la demande d’Amis du Monde diplomatique) tenter de l’expliquer.
Pour comprendre de quoi il est question, il faut préciser qui sont les acteurs, reprendre les étapes de leur action et montrer sur quelle réécriture de l’histoire ils s’appuient pour mener à bien un projet politique dont la plupart des Bretons ignorent tout.
Ce sont ces quatre points que j’ai exposés sous le titre Bonnets rouges : une double manipulation, dans un article qu’il est possible de lire en ligne sur le site Médiapart, et je vais me contenter d’en donner un bref résumé ici.
— La bataille de l’écotaxe a été annoncée dès le 18 juin 2013 comme priorité par Alain Glon, président du lobby patronal breton de l’Institut de Locarn et Jacques Bernard, président de Produit en Bretagne, association elle-même fondée par l’Institut de Locarn, groupe de pression rassemblant le patronal ultralibéral breton autour d’un projet d’autonomie destiné à permettre à la Bretagne de s’émanciper de la France aux lois trop contraignantes.
Le premier portique est tombé le 2 août.
— C’est à partir du 13 octobre, quand lobby ethniste regroupé auour de l’Appel de Pontivy, est entré (sous la direction de Christian Troadec, le maire de Carhaix) en synergie avec le lobby patronal que la bataille de l’écotaxe s’est changée en « révolte des Bonnets rouges » .
— L’instrumentalisation d’un symbole historique s’est faite au mépris de l’histoire, le bonnet rouge étant présenté comme symbole de la lutte ancestrale des Bretons contre la France, ce qu’il n’a jamais été.
— Coiffés de bonnets rouges importés par une entreprise membre de Produit en Bretagne, les manifestants ont été également fournis en drapeaux bretons, la protestation contre les fermetures d’usines et la misère étant ainsi transformée en révolte nationaliste, appel à l’autonomie et la déréglementation.
Il va de soi qu’il est impossible de comprendre les événements sans comprendre le projet politique de l’Institut de Locarn et le soutien du conseil régional socialiste à ce projet (signe de cette collusion, s’il n’en fallait qu’un seul, Jean-Yves Le Drian, président du conseil régional, est allé présenter son programme politique à Locarn en 2006).
Les journalistes du Monde diplomatique se sont lancés dans leur enquête en disposant manifestement de peu d’informations à ce sujet, ce qui n’a rien d’étonnant : je l’ai constaté de longue date, et Charlotte Perry a dû en arriver aux mêmes conclusions, s’il y a eu des recherches dans les années 1995 à 2000, depuis le numéro de Golias de mars 1998, aucun travail sérieux n’a été effectué depuis. Seuls prolifèrent éloges et apologies, ainsi l’essai Le lobby breton de Clarisse Lucas, que les auteurs de l’article donnent pour référence.
C’est d’ailleurs l’omerta sur le sujet qui mérite en premier lieu d’attirer l’attention, et le reportage de Charlotte Perry, qui donnait la parole aux responsables de l’Institut de Locarn, était remarquable puisque, pour la première fois, les buts, les méthodes, les enjeux de ce lobby étaient exposés par les patrons eux-mêmes.
Jean-Arnaud Dérens et Laurent Geslin sont, au contraire, partis de la vision confuse entretenue par une certaine gauche au sujet d’une révolte des bonnets rouges potentiellement positive, puisque opposant les Bretons révoltés forcément bons à l’État français forcément mauvais. C’est ce schéma néogauchiste sur base anarcho-écologiste qui oriente toute l’enquête et explique le recours aux autonomistes chargés de conforter des vérités premières qui semblaient aller de soi.
1. MALAISE FRANÇAIS, COLÈRE BRETONNE ?
Le titre de l’article suffit à l’indiquer, l’enquête repose sur une présentation des faits conforme à la version des organisateurs de la révolte des Bonnets rouges opposant les Bretons à la France.
Ce double titre est le suivant :
« Un fief socialiste se retourne contre le gouvernement
Malaise français, colère bretonne »
Faut-il comprendre que c’est parce qu’un « fief socialiste » s’est soulevé contre le gouvernement que le « malaise français » a provoqué une « colère bretonne » ou, au contraire, que la « colère bretonne » a conduit un « fief socialiste » à se « retourner contre le gouvernement ») ? De toute façon, c’est faux : aucun fief ne s’est révolté contre une prétendue France suzeraine et ce ne sont nullement les socialistes bretons qui ont mis en cause le gouvernement. Le vocabulaire féodal est en soi révélateur, cette interprétation accrédite la version du lobby patronal et du lobby ethniste : si les pauvres Bretons sont en colère, c’est à cause de la France, la France qui souffre d’un « malaise » ( : elle est jacobine). « Notre problème, c’est la France », a dit Alain Glon, le président de l’Institut de Locarn. Malheureusement, tel est bien le présupposé à la base de cette enquête.
Si elle avait été dictée par Christian Troadec et ses alliés, elle n’aurait pas été différente : ce titre seul suffit à l’indiquer, elle donne pour acquis le fait que « les Bretons » se sont soulevés, qu’ils sont « en colère » et que, du fond de leur « fief » ils se coiffent tous de bonnets rouges pour aller crier contre la France.
Le tour de passe-passe est accompli : voilà tous les Bretons sous bonnets.
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2. UNE DÉMONSTRATION EN TROIS POINTS
L’article n’est que l’illustration du titre, même si, comme au détour d’une phrase, le chapeau, en totale contradiction avec ce titre, en revient aux faits : « Ce mouvement traduit le malaise provoqué par le vacillement d’un modèle agricole, fondé sur le productivisme et le libéralisme ». Sur ce modèle agricole, sur le fait que les organisateurs de la « colère bretonne » en sont les principaux bénéficiaires et entendent bien faire en sorte qu’il se poursuive (en pire) pas un mot : seule la France (i.e. la République) est coupable.
Pour le démontrer les auteurs de l’article s’y prennent en trois temps :
— dans un premier temps, ils procèdent à une légitimation du mouvement des Bonnets rouges présenté comme une révolte spontanée des Bretons ;
— dans un deuxième temps, ils appuient cette apologie sur des témoignages convergents pris sans mise en contexte ;
— dans un troisième temps, devant tout de même évoquer le rôle de l’Institut de Locarn, ils le présentent avec indulgence de manière à pouvoir conclure en s’appuyant sur les témoignages de militants autonomistes sur la nécessité de la déréglementation et du droit à l’expérimentation ;
La conclusion en revient au titre : les vraies « couches populaires », ainsi désormais assimilées au mouvement des Bonnets rouges, sauront le 8 mars, date des « États généraux » des Bonnets rouges, donner une bonne leçon aux socialistes qui n’ont pas su accompagner ou diriger la révolte des Bretons.
Nombreux sont les Bretons qui considèrent ces « États généraux » comme une sinistre bouffonnerie à laquelle ils se gardent de participer mais — et c’est ce qui rend cet article représentatif du traitement général de l’information — les voilà tous sont englobés dans un combat réactionnaire contre l’égalité républicaine, combat auquel pourtant ils ne participent pas.
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3. LÉGITIMATION DU MOUVEMENT DES BONNETS ROUGES
1. Les auteurs commencent par présenter une scène initiatique du style « vu à la télé » : le 27 octobre, un millier de manifestants font tomber un portique : suivent des « scènes de guérilla ». Deuxième étape : même si le gouvernement cède, 20 000 personnes se rassemblent à Quimper puis une foule encore plus nombreuse à Carhaix. Troisième étape : les destructions se poursuivent.
Sous-entendu : un mouvement spontané rassemblant des milliers de personnes ne fait que croître et amène le peuple breton à se rassembler sous bonnet rouge et avec drapeau noir et blanc.
2. À les en croire, le bonnet rouge, « fabriqué par l’entreprise Armor-Lux » est devenu spontanément le symbole de la contestation, un symbole particulièrement « bien trouvé » car c’est dans la région de Carhaix que la révolte des Bonnets rouges a enflammé la Bretagne au XVIIe siècle, le roi assommant le pays d’impôts nouveaux.
Cette jacquerie « marque une cassure » dans l’histoire de la pauvre Bretagne, si riche au XVIe siècle et qui avait perdu sa richesse avec son indépendance. On l’interprète soit comme une « préfiguration de la Révolution française » soit comme une ultime révolte identitaire contre le « centralisme ».
Il est facile de vérifier que tous les faits sont faux : le premier portique est tombé le 2 août ; l’action était organisée par le lobby patronal breton mobilisant ses salariés ; les manifestations ont été organisées par les autonomistes sous la direction de Troadec venant appuyer le lobby patronal de Locarn. Le mouvement des Bonnets rouges, loin d’aller croissant, a organisé ensuite une manifestation qui a été un échec total.
Le bonnet rouge n’est pas fabriqué par Armor Lux, n’a jamais été le symbole d’une révolte contre le roi, et c’est de manière totalement erronée qu’on y voit le symbole d’une révolte identitaire.
Les auteurs s’appuient sur un essai produit par les éditions nationalistes Yoran Embanner sans la moindre analyse historique.
4. APOLOGIE : TÉMOIGNAGES À L’APPUI
1. Faisant totalement l’impasse sur le rôle du lobby patronal à l’origine du mouvement des Bonnets rouges, les journalistes commencent par discréditer tous les discours critiques tenus à ce sujet :
— Même si les salariés défilaient derrière les patrons, rien de « poujadiste » en ces manifestations contre l’impôt…
— Jean-Luc Mélanchon a eu tort d’évoquer « des esclaves qui manifestent pour les droits de leurs maîtres » : c’était scandaleux au point que même un sénateur communiste qui a blâmé cette formulation.
— Nulle mention du fait que le Front de gauche, la CGT, la FSU et Solidaires ont appelé à une contre-manifestation qui a rassemblé 3 000 manifestants à Carhaix. Les deux journalistes donnent la parole au militant autonomiste Jean-Jacques Monnier (lequel n’est pas présenté comme tel mais comme un « historien » — en l’occurrence, cet historien est l’un des principaux responsables d’une réécriture de l’histoire particulièrement scandaleuse) — lequel déclare que si tous les manifestants s’étaient rassemblés sous bonnet rouge derrière Troadec et les patrons de Locarn, tout « risque de récupération » aurait été éliminé… Quelle récupération ? Par qui ? Dès lors que tout n’était déjà que récupération.
2. Sur cette base, suit un portrait apologétique de Troadec, « l’homme fort du Poher » « terre de solidarité et d’entraide » et « bastion du renouveau culturel » à savoir Diwan où ce « régionaliste » scolarise ses enfants. C’est un véritable « homme de gauche » qui a su sauver la maternité de l’hôpital et, bref, sa « légitimité à porter la voix de la région semble indéniable ». Exit le parcours tortueux de Troadec, son projet politique autonomiste rallié à l’Appel de Pontivy, ses liens avec le lobby de Locarn…
3. À en croire les deux journalistes, c’est la fermeture de Marine Harvest (le 4 juin) et de Gad (le 11 octobre) qui ont amené Troadec à reprendre le combat. Dissimulant le fait que l’UD FO du Finistère s’est totalement désolidarisée du mouvement des Bonnets rouges, ils donnent la parole au délégué FO de Gad qui s’est égaré en ce combat douteux.
Ce serait, à les en croire, suite à la fermeture de ces deux usines que « l’écotaxe a mis le feu aux poudres ». Inverser la chronologie leur permet de présenter la bataille de l’écotaxe comme la conséquence l’ultime abus, l’ultime méfait de Paris contre les Bretons.
Il est pourtant facile de constater que la bataille de l’écotaxe a commencé le 2 août, longtemps avant la fermeture de Gad, abattoir bien éloigné du Poher, et que Marine Harvest, proche de Carhaix, n’a servi que de prétexte pour venir tardivement alimenter la « colère bretonne » supposée spontanée.
4. Suit une dénonciation de l’écotaxe, présentée comme universellement rejetée en Bretagne au motif (et c’est le communiste Gérard Lahellec qui est chargé de cautionner cette dénonciation, elle aussi, bien tardive) que la Bretagne est « un territoire péninsulaire »… donc, plus excentré que les autres ?
Les violentes (et ruineuses) destructions de portiques sont désignées comme des « opérations musclées » pour lesquelles (alors même qu’elles sont présentées comme spontanées) le « gros des troupes » était fourni par la FDSEA du Finistère présidée par Thierry Merret. Surprenant ? Non, car la filière du poulet souffre : « Il faut que l’État nous laisse produire, sans multiplier les taxes et les contraintes réglementaires » Il s’agit de fournir du poulet que lui-même ne mangerait pas mais qui est bien assez bon pour le Maghreb.
Sur le rôle de Merret, sur le rôle désastreux de la FDSEA en Bretagne, sur le fait que rôle dans la bataille de l’écotaxe, sur l’alliance décisive de Merret et Troadec pour détourner une révolte contre la misère en revendication identitaire, rien.
5. Suit un long développement donnant la parole à René Louail, conseiller régional Europe-Écologie-Les Verts, une éleveuse de porcs endettée (ce qui permet de préciser que désormais les élevages peuvent s’agrandir « sans avis des services de l’État chargés de la santé publique et de l’environnement ») un agriculteur bio et un nouveau miracle de Christian Troadec, à savoir l’installation d’une gigantesque usine chinoise de séchage de lait à Carhaix… Des conclusions confuses tirées de ces cas divers ne surnage qu’une certitude : « l’hostilité des chefs d’entreprise à l’écotaxe ».
5. DÉRÉGLEMENTONS, EXPÉRIMENTONS OU LES VERTUS DE LOCARN
C’est donc au dernier moment, et légitimé d’avance par son nécessaire combat contre l’écotaxe, qu’apparaît l’Institut de Locarn, bucoliquement présenté comme « niché au cœur de la campagne du Kreiz Breizh » (terme d’invention récente utilisé pour désigner la Bretagne centrale en novlangue surunifiée et pour lequel les auteurs semblent avoir une prédilection — probablement car il donne une petite touche « enraciné local »).
N’attendons aucune critique de l’Institut : les auteurs se contentent de reprendre les informations données par Le lobby breton, ouvrage apologétique de Clarisse Lucas. Aucune analyse non plus du rôle joué par ce lobby dans la création du mouvement des Bonnets rouges : Jean-Pierre Le Mat présente un « rapport d’étape » à ce sujet — quoi de plus normal ? On donne une conférence sur la Russie — quoi de plus naturel ? D’ailleurs, Joseph Le Bihan, le fondateur de l’Institut, aurait eu jadis sa carte au Parti communiste… Sur la teneur de la conférence, rien que de banal : « L’orateur conclut naturellement sur les occasion de faire des affaires que représente l’« Eurasie » pour les entreprises bretonnes ». Quant aux liens de Locarn avec l’Opus Dei et les identitaires, allons donc, il s’agit juste d’enseigner le « libéralisme économique ».
Et pourquoi le président de l’Institut, Alain Glon, n’aurait-il pas raison de penser que la Bretagne, grâce à ses bons patrons et à l’indépendance retrouvée par leurs actions solidaires, sortirait du déclin en 2032 pour le cinq centième anniversaire du honteux rattachement de la Bretagne à la France ? « M. Glon, qui a fait fortune en important des farines animales, n’a rien d’un gourou ». Ainsi est avalisé le discours réactionnaire de l’un des plus gros industriels de France, à la tête d’un lobby aussi puissant qu’occulte.
Ce bon M. Glon est, à en croire les auteurs de l’article, à la pointe d’un combat que mènent aussi non seulement Marc Le Fur, député UMP des Côtes d’Armor — identité et déréglementation généralisée allant de pair — mais un peu tout le monde en Bretagne. Si le « pacte d’avenir pour la Bretagne » a été adopté de justesse, c’est qu’il n’allait pas assez loin et que tout le monde en Bretagne demande le « droit à l’expérimentation ». Et les deux journalistes de faire appel au porte-parole de l’UDB, Henri Gourmelen, qu’ils qualifient, bien sûr, de « régionaliste » quand il s’agit d’un autonomiste dur, allié avec le parti de Troadec et des indépendantistes sur la base de l’Appel de Pontivy.
Ainsi, du lobby patronal de Locarn au lobby ethniste de l’Appel de Pontivy, les enquêteurs ont réussi l’exploit de légitimer une manipulation populiste, poujadiste, antifrançaise et antirépublicaine dont il n’auront montré ni les origines ni les enjeux.
Françoise Morvan