La bretonnitude contre la culture scientifique

Depuis des années, dans un consensus réunissant droite et gauche, c’est à qui fera montre de plus de bretonnitude. Dans notre région nul sujet ne peut être abordé sans que soient évoquées la spécificité de la Bretagne, ses qualités, celles de ses produits mais aussi celles de ses hommes et de ses femmes.

Tout doit être «de Bretagne», qu’il s’agisse de l’Orchestre de Bretagne, du Théâtre National de Bretagne, de l’Université Européenne de Bretagne; remarquons que le théâtre n’est que national pendant que l’université se veut européenne.

Comme si cela ne suffisait pas voici que maintenant on s’invente un label «Bretagne». Cela a été confié par le Conseil régional à une agence qui a fourni «une étude marketing» (pour 500 000€ quand même, il est vrai que si la communication n’a pas de prix elle a un coût !)… Ainsi, demain, bien «logotisés», les Bretons qui «aiment jouer collectif, cultivent le souci de l’accueil et se perdent parfois dans leurs rêves. Ce qui les rend sympathiques (sic)» se vendraient mieux, munis de cette marque, à l’instar du poulet de Janzé ou de l’huître de Cancale.

On pourrait sourire, voire rire d’une telle démarche, mais cette surenchère idenditaire est porteuse de danger pour les valeurs progressistes d’universalité auxquelles nous sommes attachés.

En effet de cette démarche, qui peut se comprendre lorsqu’il s’agit de promouvoir des produits bretons, nous glissons vers une exaltation d’hommes et de femmes en leur attribuant des qualités spécifiques que d’autres n’auraient pas. Voilà un dangereux pas vers la construction d’une identité exclusive et l’on sait que, comme la nuée porte l’orage, de telles affirmations identitaires portent toujours le rejet de l’autre.

On peut admettre qu’un homard breton ait une qualité de par la spécificité des eaux bretonnes. De ce point de vue, il est étonnant que les promoteurs de la marque «Bretagne», sans doute aveuglés par leur européisme béat, ne protestent pas contre les instances européennes qui interdisent d’afficher «homard breton» pour imposer un «homard du Nord Est Atlantique». Ainsi il serait plus facile d’accoler «breton» ou « breton d’origine» à un homme ou une femme … qu’à un homard !!!

Mais, objectera-t-on, il faut bien attirer ici des talents, on parle notamment des chercheurs et autres intellectuels. C’est vrai, et c’est ce que font les villes et métropoles en mettant en avant les outils et moyens de travail qu’elles offrent et non pas une identité ou spécificité. Car il faut comprendre que c’est d’abord et essentiellement les conditions de travail, d’épanouissement des talents qui sont attractives. En quelques exemples simples mesurons bien la différence entre les démarches des villes et du Conseil régional : lorsque l’on dit qu’un chimiste rennais est élu à l’Académie des Sciences, chacun comprend qu’il s’agit d’un chimiste travaillant dans un laboratoire à Rennes, mais lorsque l’on parle d’un éminent climatologue breton, on dit par là qu’il est originaire de Bretagne (ou qu’il a des racines bretonnes) mais rien ne précise où il travaille (dans le cas précis c’est Paris).

Si l’Institut de recherche mathématique de Rennes est de réputation internationale n’est-ce pas dû plutôt au fait que des mathématiciens talentueux d’une quinzaine de nationalités s’y côtoient chaque jour plutôt qu’à une «spécificité» bretonne ! Poser la question c’est y répondre.

Cet exemple peut être démultiplié tant il est vrai que la qualité et le rayonnement des laboratoires de recherche sont étroitement corrélés à leur capacité à recruter hors de la Région (voire du pays) et cela grâce à leur attractivité scientifique et non à leur situation géo-ethnique.

Si depuis le Moyen-Age les universités en Europe, et même au delà, ont toujours choisi d’être université de ville (même de ville modeste en taille) plutôt que de province ou de région, ce n’est pas un hasard mais bien parce que la ville (ou maintenant la métropole) est porteuse d’universalité, de mouvement, de progrès alors que la province est toujours symbole, de conservatisme, de stabilité quand ce n’est pas d’inertie.

Voilà pourquoi l’exacerbation de la spécificité de la Bretagne (ce que j’appelle bretonnitude) nuit à l’attractivité des universités et centres de recherche situés sur le territoire breton car elle impose une démarche identitaire à des hommes et des femmes dont le métier, l’activité les tournent vers l’universalité.

Cette course à la bretonnitude peut paraître bien anodine, voire sympathique. Pourtant ce différentialisme régional, cette ethnicisation ne sont ni anodins, ni sympathiques. Pour le percevoir il suffit de constater leur progression en Europe, de mesurer où ils mènent en Corse, en Catalogne, Lombardie, Flandres,… sans oublier le drame yougoslave.

Il est vrai que pour que le néo-libéralisme se déploie il faut partout «casser» l’Etat-nation, outil de défense des peuples face à la finance mondialisée. Pour le lobby patronal breton, la France républicaine, aux lois sociales encore assez strictes pour entraver la marche des affaires, au code du travail jugé (par lui) archaïque, aux syndicats actifs, est, de fait, un frein qu’il faut affaiblir avec l’appui des institutions régionales et celui des institutions européennes. Sur le fond ceci explique cette démarche.

PS : Dans «Tunisie Plus», journal pro Ben Ali, dans une interview accordée avant la fuite du dictateur, Jacques Séguéla écrit que la Tunisie «a tout pour devenir une marque» !!! Un monde sans peuple et sans nation mais avec des marques, voilà le rêve. Manifestement le peuple tunisien a montré que l’on abat pas les peuples et les nations comme les chevaux.

Jacques Rolland

Cet article est paru sur le site delairagauche

On pourra lire à suivre un article de Françoise Morvan sur le même thème.